lundi 26 octobre 2015

Jean-Pierre bossa a vécu en serbie plusieurs jours dans un camp de refugiés

De notre ami JP Bossa
A lire en entier, il a vécu plusieurs jours dans un camp de réfugiés
 Chapeau Monsieur Bossa



> Message du 25/10/15 18:09
> De : "JP BOSSA" <bossaj25@yahoo.fr>
> A : "JP BOSSA" <bossaj25@yahoo.fr>
> Copie à :
> Objet : Comment les réfugiés furent reçus en Serbie du 19 au 22 octobre 2015
>
>

>
Un problème…

>
Le policier serbe auquel je me suis adressé ne parle ni anglais, ni aucune autre langue qui puisse m’être utile, mais il trouve tout de même un mot pour qualifier en grimaçant ce qui se trouve tout au bout de la rue, là-bas, loin derrière les cônes oranges et réfléchissants disposés en travers de la route:
 ‘ploblem !…’.
Le problème en question, tout au bout de la rue, là-bas, ressemble à une foule pressée, indistincte.
Dans ces zones friables et explosives des frontières des Balkans, je pense tout de suite à une quelconque manifestation indépendantiste, une revendication territoriale dans ce sud de la Serbie coincé entre Macédoine et Kosovo, une bulle de magma incandescent d’un volcan qui ne dort jamais vraiment.
Zone sismique au bord de laquelle il vaut parfois mieux éviter de s’approcher de trop près… je suis presque décidé à passer mon chemin quand un détail m’arrête : sur la tente, là-bas, ne seraient-ce pas quelque inscription arabe ?...
La météo de ces dernières semaines, les territoires traversés et quelques milliers de kilomètres ont malheureusement usé mes perceptions et mon esprit est devenu parfois un peu lent, mais ce détail m’intrigue tout de même : que peut bien faire cette inscription par ici, où la bataille se joue essentiellement entre alphabets latin et cyrillique ?…
Justifiant ma décision en expliquant tant bien que mal au policier qu’il est sûrement encore plus dangereux pour moi de continuer sur cette grande route pour rejoindre la Macédoine à vélo, je franchis la ligne des cônes réfléchissants sous son regard perplexe et m’en vais voir ce ‘ploblem’ de plus plès... euh, de plus près.
Quelques dizaines de mètres plus loin, une tente, estampillée UNHCR, sur fond de logo de l’ONU et où de multiples inscriptions, toujours en arabe, sont portées sur des cartons accrochés. J’y retrouve une jeune et jolie blonde qui ne ressemble en rien au genre féminin que je croise depuis bien longtemps le long de ma route… Anna vient en effet de Munich, ville laissée derrière moi depuis quelques siècles pourtant et qui, à son évocation, ravive aussitôt d’intenses souvenirs et sentiments.
La boucle semble bouclée : au bout de la route, là-bas, le problème en question, ce sont les Flüchtlinge… les migrants donc.
Thessalonique, ville grecque située en bord de la mer Egée entre Turquie et Macédoine, n’est plus à présent qu’à 250km : c’est là que se terminera sous peu mon voyage, tandis que pour la grande majorité des migrants, Thessalonique est une étape située à la moitié seulement du trajet qui mène jusqu’en Allemagne.
Si au début de cette échappée à contre-courant, mon itinéraire s’était mêlé de près à celui des migrants, notamment en Bavière, Autriche et Slovénie, cette réalité avait perdu de sa substance au fur et à mesure que je m’immergeais plus à l’ouest de l’ex-Yougoslavie, dans une autre histoire, une autre conjugaison des temps.
Un temps que les moins de vingt ans… ne devraient pas connaître.
Ouest de la Croatie, Bosnie, Sud-Ouest de la Serbie. Monténégro.
Kosovo.
Autant de territoires traversés où histoire récente et relief sont aussi torturés l’un que l’autre, et pour ces deux raisons, très peu propices à être parcourus par un tel flux de migrants.
Une rivière ne remonte en effet jamais le relief.
Elle l’embrasse, le torture ou le creuse, mais jamais ne le remonte…
La route des réfugiés est pourtant ainsi.
Flux désordonné au débit à soubresauts, mais qui coule à présent sans répit depuis des mois déjà, à contre-courant des bassins qui baignent les plaines du sud-est européen, de la Grèce à la Macédoine, de la Macédoine à la Serbie, de la Serbie à l’Est de la Croatie… avant de butter sur les tourments des reliefs slovènes et autrichiens et de basculer en ‘terre-promise’ : l’Allemagne.
L’Allemagne, royaume des cieux, refuge vers lequel se dirigent toutes ces âmes, évoquant fréquemment un nom qui semble incarner tous les espoirs pour les prochaines années : Angela.
Mère Angela, dont on parle souvent avec ferveur et reconnaissance, nouvelle figure… évangélique.
Mais avant de parvenir à cette lointaine Germanie, un si long chemin depuis la Syrie…
Un chemin parsemé de camps et de files d’attente improvisés, un voyage aux libertés conditionnées, soumis à un processus accouché au forceps, aux multiples incohérences, où les langues se succèdent les unes aux autres et le degré d’hospitalité varie considérablement au gré des frontières, en fonction des cultures, des histoires et des prospérités des pays traversés...
Au moment où je retrouve ce flux de migrants, Turquie, Grèce et Macédoine sont derrière eux : c’est à présent la Serbie qu’il leur faut traverser.
Pour cela, passage obligé à Preševo pour obtenir les autorisations officielles.
Preševo, ville occupée
Preševo, en territoire serbe donc, mais dont la population est albanaise pour 90%... on ne sait jamais en quelle langue saluer les gens qu’on y croise.
Une petite ville semblable par ailleurs à toutes ces villes du sud de l’ex-Yougoslavie : tout y est d’un provisoire établi. Vous connaissez sûrement ces garages et ces greniers où l’ordre et l’harmonie ont laissé place au royaume du ‘ça peut toujours servir’…
Tel est ce territoire.
Preševo n’est toutefois plus tout à fait une ville comme toutes les autres depuis quelques semaines. Comme une enclave internationale non officielle et provisoire, elle a été convertie récemment comme un lieu de passage obligé d’enregistrement de ce flux de migrants, à quelques kilomètres tout juste derrière la frontière qui sépare Macédoine et Serbie.
Pour ses habitants à coup sûr, une expérience très particulière.
Bus, taxi s’y sont en effet multipliés et s’y affairent sans interruption, jour et nuit.
Car une rivière n’a pas d’horaire. Ni jour, ni nuit. Ni dimanche, ni jour férié.
Des camions d’approvisionnement estampillés de logos de différentes ONG se succèdent et se mêlent aux fourgons militaires et de police.
Des barrières, des tentes et des uniformes pour canaliser ce flux.
Et des gilets fluos de volontaires de divers horizons qui gravitent en tous sens pour essayer d’y apporter un peu d’air, et qui, étrangers, se multiplient dans cafés et restaurants des habitués, le soir, exténués, en s’exprimant dans des langues diverses et variées.
Tel est le décor de ce spectacle inédit qui a pris possession des lieux depuis peu.
Depuis le seuil des garages, des cafés et des boutiques, les fenêtres de chambres ou de cuisine, tous ces habitants assistent au fur et à mesure des jours et des nuits à ce spectacle agité et chaque jour renouvelé.
‘Car aucun jour ne ressemble au précédent et chaque jour est un nouveau recommencement… vous verrez’.
C’est Fuji qui le dit.
Fuji est un petit bout de femme extraordinaire. Un petit bout de Bouddha mêlé d’un zeste de Lennon dont elle a gardé fidèlement un trait caractéristique : la forme de ses lunettes.
Fuji est américaine. Du haut de son mètre cinquante-cinq, elle irradie de joie de vivre, une source d’une valeur inestimable  en ces temps et lieu.
Poivre-sel, ses nattes sont restées tressées et son bandeau ceint toujours son front : on ne serait pas surpris d’y voir quelques fleurs mêlées…
Fuji accueille aujourd’hui les nouveaux volontaires : 4 pour cette seule journée, une moisson formidable qui suscite chez elle des ‘yahoo !’ enthousiastes et communicatifs qu’elle diffuse parmi les membres de l’équipe des bénévoles qu’elle nous présente tour à tour.
Diffuser une énergie positive : action cruciale qui semble incarnée par ce petit puits de lumière.
Fuji nous conduit au travers des lieux, suivant le sens de parcours prévu pour les migrants, nous guidant ainsi pour un tour d’horizon.
Tout commence avec la tente d’accueil et d’information à l’arrivée des bus (appelé aussi simplement Bus point), en bord de nationale, au carrefour. 400m plus loin environ, parmi les premières maisons périphériques de la ville, un premier poste médical assuré par médecins sans frontière pour les soins d’urgence. Là commence la file d’attente, longue elle-même de 300m environ (calme pour le moment nous dit-elle, le temps d’attente y étant estimé à 2 heures seulement…). Un poste de toilettes adjacent, situé au milieu de la file. Et le camp proprement dit en bout de la file – une zone à laquelle les bénévoles n’ont pas accès – où exercent les autorités, qui procèdent au recensement et à la remise de papiers officiels pour traverser le pays, ainsi que, depuis peu, quelques ONG, que ce soit pour dispenser des soins de moindre urgence, ou pour distribuer des chaussures et vêtements chauds et secs. Après le camp, enfin, une place, zone intermédiaire de répit où, papiers en main, les réfugiés sont libres de poursuivre leur parcours comme ils le souhaitent (pourvu qu’ils aient traversé le pays sous 72h, c’est le délai d’expiration de leurs papiers).
Cette zone de répit, au soin des bénévoles qui s’activent entre tente de ravitaillement et abri pour femmes enceintes, est dans les faits une zone de calme tout relatif, semblable à ces places boursières où se succèdent au fil des heures des périodes de calme plat avant de sombrer dans des épisodes de fièvre chaotique. Conducteurs de taxi et rabatteurs pour les bus stationnés en nombre dans les rues autour bataillent en effet dur pour glaner une belle part de ce gâteau qu’ils savent hautement lucratif et éphémère, de même que vendeurs de cartes SIM, restaurateurs et autres marchands improvisés, que ce soient pour écouler des chaussures fatiguées, des haillons ou tout autre objet utile et délabré tiré de garages et de greniers qui puisse faire l’affaire… la concurrence est rude et le marché libre.
La police locale déambule autour de ce nouveau centre économique d’un genre particulier, adoptant selon les équipes et les jours une attitude qui comme on le verra versera sur ce feu constant tantôt de l’eau, tantôt de l’huile…
En bordure de cette ‘free zone’ donc, un drôle d’amalgame de toiles où ont été inscrites en couleurs différentes traductions du mot bienvenue : les tentes se sont en effet greffées les unes aux autres au fil des semaines, sur une tente originelle où l’on distribuait au départ de l’eau pour soulager des fortes chaleurs, mais qui à présent distribue thé et soupe pour réchauffer, et goulasch, bananes, chocolat et biscuits pour nourrir.
Un peu plus loin, toujours en marge de la place, un bâtiment accueille les femmes et enfants en bas-âges, particulièrement vulnérables, dans une salle chauffée où une dizaine de lits ont été installés.
‘Voilà, nous avons fait le tour... et pour tout cela, nous ne sommes jamais de trop, aussi êtes-vous vraiment les bienvenus !’ conclue-t-elle.
Fuji regarde sa montre et pousse un petit cri : ‘mon dieu, mais il est presque 17h ! C’est l’heure de la réunion des bénévoles…venez !’
Réunion des bénévoles
17h, l’heure de la réunion quotidienne des bénévoles, qui a lieu au ‘volonteers guest-house’, sorte de QG des bonnes âmes où s’entassent au fur et à mesure sacs de rando, chaussures, fringues et sacs de couchage de tous ces voyageurs volontaires.
Nous remontons au pas de course la file, croisant tous ces visages, étonnamment calmes et dociles.
En attente.
Les enfants gazouillent, aboient et tendent la main à travers les grilles à l’approche de chiens errants qui tournent autour de la file, en quête d’un éventuel sac d’approvisionnement délaissé. On discute, grille une cigarette, on blague aussi.
Pour éviter les mouvements de masse et les risques de bousculade, des barrières ont été disposées en travers de la file, de sorte à délimiter des espaces de cellules et cadencer la progression. Régulièrement, une barrière pivote, raclant le sol dans un bruit métallique vibrant, et une quarantaine de personnes avance d’une cellule à la suivante. Les policiers ouvrent et referment ainsi au fur et à mesure le passage, de manière fluide.
Comme le dit Fuji, ‘c’est calme aujourd’hui’.
Dans une des cellules un homme chante en effet. Chant oriental et doux, qui apaise autour de lui, compagnons de migration, mais aussi policiers et volontaires.
Une autre source précieuse...
Au QG, nous sommes présentés triomphalement par Fuji : nous sommes aussitôt accueillis par une rumeur de bonne humeur. Sur les visages réunis dans cette cuisine reconvertie, c’est pourtant avant tout beaucoup de fatigue que l’on peut lire.
Après nous avoir brièvement présentés, la réunion peut démarrer.
C’est Steve qui introduit.
Steve est un compagnon de travail de Fuji, connu de longue date. Grand et osseux, son visage se perd dans une barbe poivre et sel… qui n’a bientôt plus rien du poivre. Assis dans un coin, il voit tout, même s’il ne dit rien. Ou très peu.
Sa parole est d’or et sa présence seule semble suffire à donner force au groupe.
Au milieu de la pièce, au centre des membres assis sur les quelques chaises, canapés ou à même le sol sur un tapis récupéré, une bougie, une fleur, un bouddha.
Steve fait sonner une clochette. Son ton résonne et s’évanouit.
Une suspension.
Au second coup de cloche, la séance est déclarée ouverte.
‘Quel est aujourd’hui votre degré d’énergie ?’
Question d’introduction.
Pour encourager le groupe, il commence par lui-même.
Il avoue qu’à présent, après 3 semaines de présence, son degré d’énergie est bas et qu’il est en train de quitter la zone de maîtrise. Qu’il aura très bientôt besoin de se reposer et qu’il prévoie de faire un break dans 3 jours.
Jim le suit.
Jim est le compagnon de Fuji. Si Steve est d’os, Jim est de chair. Si elles tendent toutes deux à rapidement revêtir un éclat immaculé, la barbe de Jim est sans ordre et des bouclettes s’y mêlent même, tandis que les poils semblent s’aligner avec rigueur sur le menton de Steve. Mêmes petites lunettes rondes que sa compagne, Jim a par ailleurs sur la nuque une petite queue de cheval rêche, tandis que le reste de ses cheveux, également bouclés et sans ordre, se promène autour de son crâne, délaissant le haut aux vents et tempêtes d’un esprit vif.
Si Steve est un sage tout en retenue, Jim est un sage farceur.
Lui avoue que son niveau d’énergie est encore bon car il arrive encore à se lever après n’avoir dormi que 3h et viser juste la cuvette des toilettes…
Le tour de table (ou plutôt le tour de salle) nous apprend que la nuit précédente a été particulièrement éprouvante. Pluie et froid, et un flux important et inattendu. Des malaises dans la foule, des cris, des bousculades, des femmes et des bébés particulièrement vulnérables...
Des scènes éprouvantes multipliées durant les heures nocturnes, qui semblent parfois interminables.
L’automne est bel et bien installé et ces heures s’étendent à présent et grignotent toujours plus les énergies. Au global, l’énergie de l’effectif semble bien entamée.
Cette ‘prise de tension du groupe’ effectuée, le travail à proprement parler peut débuter.
3 tableaux sont au cœur de l’attention : le premier porte les sujets de l’ordre du jour, le second porte la liste des effectifs présents et le dernier contient une trame d’affectation des ressources aux différentes activités à pourvoir, selon les créneaux horaires : 22h-6h, 6h-14h et 14h-22h.
Les 3-8 : on pourrait se croire dans une entreprise…
Seulement, ici, on ne compte pas les heures ni ne pointe, et il n’est pas rare qu’une journée comporte à elle seule deux recouvrements de 3/8, jour de semaine comme samedi-dimanche.
Les points de l’ordre du jour sont inscrits au fur et à mesure, transmis par chaque personne après avoir levé la main, et les sujets sont priorisés en fonction des impératifs des différents participants. Chaque sujet abordé durant la réunion, une fois clos, est effacé du tableau. Une personne volontaire est affectée à cette tâche.
Un coordinateur veille quant à lui à ce que le canal de communication au sein du groupe ne soit pas perturbé, à ce qu’on ne se disperse pas outre mesure, à ce que chaque problème ait une solution concrète avant que le sujet ne soit clos ou au contraire décide, si un sujet est trop complexe, s’il sera traité en dehors de la réunion ou non.
Les membres présents approuvent éventuellement les décisions en secouant les mains pour ne pas perturber la qualité de l’écoute.
Un secrétaire prend les notes et consigne tout cela avec rigueur.
Je suis très rapidement épaté par la qualité de ces réunions : plus rien à voir avec les débuts balbutiants entrevus à Munich presque 2 mois auparavant...
L’effectif : 25 personnes environ. Une grande part venus d’Allemagne, et une autre part venue du reste de l’Europe occidentale (Angleterre, Pays-Bas, Danemark, Suisse, Italie, France), mais aussi d’Amérique du Nord (Etats-Unis (Oregon), Canada), et enfin, quelques ‘locaux’ (Albanais et serbes).
Autant de femmes que d’hommes. La majorité entre 25 et 40 ans.
Et nos 3 piliers de sagesse, autour de la soixantaine.
L’activité des bénévoles ne semble a priori pas extraordinairement ardue.
Après tout la vocation du camp ne semble pas non plus compliquée en soi : il suffit d’accueillir les migrants, les enregistrer et leur remettre les papiers officiels pour qu’ils puissent traverser le pays jusqu’à la frontière suivante… quoi de compliqué ?
Mais au fur et à mesure des questions posées, je comprends que la difficulté ne réside pas dans la complexité des actions à assurer, mais dans un autre caractère intrinsèque à la situation : le perpétuel renouvellement des effectifs dans un contexte lui-même en perpétuel changement…
‘Chaque jour est un nouveau recommencement’…
A l’entrée du QG des bénévoles, un sas où l’on se déchausse. Règle de vie commune.
Dans ce sas, les téléphones portables, batteries d’appareils photos, de frontales et autres objets électroniques se rechargent dans des constructions exotiques de rallonges et triplettes parmi stylos, rouleaux de scotch, papiers griffonnés, mouchoirs, monnaie, paquets de chips, etc... Juste au-dessus de ce joyeux foutoir, sur les murs : un nombre improbable de feuilles de diverses tailles et couleurs, scotchées avec d’ultimes consignes laissées le jour du départ des bonnes volontés qui se succèdent.
Une lecture rapide que seuls les plus curieux engagent révèle rapidement l’incohérence de toutes celles-ci. Toutes sont déjà des vestiges.
Des consignes laissées à un instant t, pourtant proche sur le calendrier, mais déjà si lointain dans la comparaison du contexte présent.
Contraintes, environnement, équipes et règles changent ainsi chaque jour. Une feuille A5 griffonnée laissée ainsi quelques jours devient tout aussi rapidement un parchemin inutile.
La cohérence de l’action n’est donc assurée que par la voix et je comprends alors le soin qui est porté par ces 3 vétérans à ces réunions...
Si l’aide aux réfugiés, ici, a été assurée dans un premier temps par les bénévoles (spontanéité et réactivité sont leur forces), la présence des ONG (médecins sans frontière, Croix-rouge, SOS children, …) s’est considérablement accrue ces dernières semaines, inversant de fait le rapport de forces des énergies en œuvre : Fuji m’explique en a parte qu’il y eut une période délicate où certains bénévoles, qui étaient présents depuis 2, 3, voire 4 semaines (mémoire considérable dans ce contexte de constant turn-over !), se sont vus considérés presque du jour au lendemain comme persona non grata par des effectifs fraîchement débarqués dans des blouses impeccables.
Des zones d’accès interdites se sont même rapidement multipliées, achevant ainsi l’affront.
Toutefois, après ce premier temps d’arrogance, la réalité du terrain a rapidement amené certains responsables d’ONG présents à revoir leur position et reconnaître que l’aide de ces volontaires, même si non formés, pouvait être d’un recours utile. Les zones à accès interdit ont peu à peu perdu de leur imperméabilité et responsables des deux camps participent finalement aux réunions mutuelles pour gagner en efficacité et coordination…
Coordination globale : une autre composante des difficultés en œuvre…
Je me rends compte que l’efficacité globale de toute cette organisation est une construction fragile, telle un château de cartes où l’on s’amuserait constamment à enlever une carte par ci, une autre par-là, en ajouter une autre en haut, ou encore en bas… comment alors imaginer réussir à construire une coordination transversale, de la Grèce à l’Allemagne ?
La tâche, simple dans son concept, me semble à cet instant particulièrement ardue, sinon insurmontable.
A cet aveu, Fuji sourit et me dit que là est alors tout l’intérêt de la politique des petits pas qui guide l’action des bénévoles… se réjouir de chaque nouvelle réussite, aussi modeste soit-elle.
Ce jour, de nouveaux talkie-walkies ont été mis en place, permettant en cas d’urgence de communiquer plus rapidement aux 4 coins de la zone. Un propriétaire local a proposé de mettre à disposition la maison inhabitée de sa mère disparue : le double d’espace pour dormir, et une nouvelle salle de bain ! De nouvelles tentes sont arrivées pour abriter la file d’attente de la pluie. Et enfin, 4 nouveaux bénévoles sont arrivés. N’est-ce pas déjà formidable ?
Quand nous sortons de la réunion, il fait nuit – la nuit est devenue plus longue que le jour depuis un bon mois à présent. La file est très courte, presque sans attente : une demi-heure tout au plus. Quelques groupes de réfugiés arrivent, silhouettes scintillantes sous les réverbères, dorées sous les couvertures de survie.
C’est calme.
Patrick, un des membres forts de l’équipe de German Alliance multiplie les allers-retours le long de la file d’attente. Il préfère quand c’est moins calme… car ce calme l’inquiète : il a le goût de celui qui précède la tempête...
Comme d’habitude, les informations sur le nombre de personnes à venir se contredisent et paradoxalement, alors que ce temps d’accalmie devrait être mis à contribution pour se reposer, cela le ronge davantage.
Cette inquiétude semble partagée par un certain nombre d’autres bénévoles qui préfèrent alors ramasser les déchets laissés tout le long de la file plutôt que d’aller se coucher pour trouver un sommeil qui ne viendrait pas…
Derrière les barrières, quelques berceuses sont fredonnées, des grands frères, du haut de leurs quelques années, embrassent leurs cadets pour les réconforter. Les raclements de barrières se succèdent rapidement, sans heurt, tandis que les râteaux grattent le goudron et rassemblent en tas sacs plastiques, gobelets et emballages divers...
Jour suivant – des petits riens précieux
La Serbie aurait un climat continental.
A ceci près : elle ne connaîtrait pas de transition. Printemps et automnes seraient ainsi réputés pour être particulièrement courts, voire même inexistants… brutalité climatique.
Quand l’équipe du matin prend ses fonctions le lendemain matin, cette rumeur semble en tout cas se confirmer : il ne fait pas 5 degrés ce matin, soit 10 degrés de moins que 24h auparavant.
Le vent s’est levé, mordant, et ce froid, à en croire les prévisions météos à 15 jours (avec toutes les réserves légitimes que l’on peut certes avoir) devrait rester présent de manière stable, tandis que la pluie devrait rendre visite à tout ce petit monde de manière variable. Dans tous les cas, pas de prévision qui ne soit propice à l’attente à l’extérieur…
Un changement de temps soudain qui redistribue certaines cartes du jeu…
Dans la file que nous découvrons à la relève, au petit jour, bonnets, écharpes, foulards et couvertures semblent déjà avoir été distribués en Macédoine. Malgré tout, certaines lèvres tremblent et l’on se presse les uns contre les autres, prisonniers de l’attente.
Diana, normalement affectée à la tente des cuisines au bout du camp, arrive avec un jerrican de thé et des gobelets. Nous trouvons une caisse à bouteilles pour le poser en bord des barrières et la distribution peut débuter.
Accroupis pour remplir les verres à hauteur de la caisse, nous ne voyons tout d’abord que des jambes de l’autre côté de la barrière… mais bientôt des mains apparaissent, tendues à travers les barreaux des grilles.
Image marquante, mais heureusement fugace, car bientôt, toutes ont été servies d’un gobelet de chaleur autour de nous, et nous pouvons opérer différemment : Diana remplit des verres à l’avance et je les distribue plus loin, afin que tout le monde puisse être servi dans cette cellule sans avoir à jouer des coudes.
Barreaux, cellule… un champ lexical si froid. La chaleur alors distribuée dans ces gobelets suscite de grandes gratitudes.
Sur les visages, dans les regards, toujours cette fatigue.
Mais une force. Une dignité… que n’auront-ils eu à subir ?
Je me pose la question en parcourant les visages de tous ces hommes et ces femmes si semblables : tout au long de leur parcours, qu’un nombre infini d’âmes sédentaires ne parcourrons jamais durant leur vie, qu’auront-il vu, qu’auront-il subi ?...
De cette expérience, de cette traversée, quelle représentation du monde pourront-ils bien en tirer ?
Et ces enfants, quel souvenir pourront-ils bien garder de cette expérience ?
Giovanna nous rejoint bientôt. Elle est italienne. Un peu plus de la trentaine. Giovanna a une passion, qui l’a sauvée bien des fois dans sa vie : la photo…
Giovanna babille. Elle ne parle pas arabe, ni ourdou et encore moins farsi, mais probablement comme toute personne née en Italie, parle avec son corps. Je ne sais comment elle fait : pour engager une relation, elle grimace, s’émerveille et s’exclame et adopte différentes attitudes en l’espace de quelques secondes, elle singe, mime, surjoue… et ça marche. En quelques minutes, elle crée une relation de confiance d’une qualité remarquable et lorsqu’elle demande si elle peut réaliser un portrait d’une femme, d’un enfant, d’un couple, d’un groupe, la crispation a disparu : la confiance et la sympathie lui est prêtée sans plus tarder.
Un don.
Cela pourrait être une source de profit condamnable : j’ai vu ainsi un des bénévoles parvenir à ce degré de confiance au bout d’une demi-heure, avec force d’effort, pour parvenir à être autorisé à prendre un bébé dans ses bras, poser devant un de ses camarades, lèvres collées sur la joue du nourrisson pour, une fois le cliché réalisé, redonner sans plus d’égard le paquet à sa mère et poursuivre son chemin.
Giovanna, c’est autre chose.
Il y a du don dans son action, du don qui la guérit.
Du don de soi qui s’opère par une photo : par l’action et la relation créée par elle-même, ainsi que par le résultat, l’image, sur écran numérique… mais aussi sur papier.
Giovanna porte en effet autour du cou deux lanières : l’une pour son Reflex, l’autre pour son bon vieux Polaroid, qu’elle ne remiserait pour rien au monde.
Le Polaroid : une petite magie en soi. Un clic, on ouvre la boîte, retire la pellicule sous enveloppe, puis après quelques minutes d’attente qui aura momentanément trompé l’ennui et le froid, on ouvre l’enveloppe et dévoile la photo, remise à la personne photographiée.
Un don qui, dans ce parcours souvent mécanique et étranger, est alors pour la personne hors de chez soi d’une douceur infinie.
Si un gobelet de thé suscite une gratitude débordante, que peut susciter une telle attention ? J’ai vu plus d’une mère prendre Giovanna dans ses bras et la serrer contre elle, regard brillant, et je jurerais qu’il y a là une guérison pour chacune.
La météo, elle, n’a toutefois pas ce cœur.
La pluie, si la nuit s’en est allée, s’en mêle à présent.
Les couvertures de survie sont dépliées dans des froissements métalliques et déployées par-dessus les têtes, comme une banderole dans un gradin de stades. Si de nouvelles tentes ont été reçues et mise en place, leur nombre ne suffit pas encore à recouvrir l’intégralité de la file d’attente… loin s’en faut.
En remontant la file, je remarque rapidement que les cellules abritées ne sont pas remplies tandis que la queue se prolonge à l’arrière, sous la pluie. J’en informe les policiers, pour faire en sorte de mieux répartir les groupes : le contact est glacial et peu d’entre eux semblent considérer ce que nous pouvons bien avoir à leur dire. Très peu d’ailleurs ne parlent anglais tant et si bien que la relation est naturellement malaisée... Virilité, froideur et mépris, telle semble être la culture policière par ici.
On ne répond, ni ne réagit aux appels, aux sollicitations.
Un autre volet de coordination malaisée.
Tandis que la matinée s’écoule, la file d’attente reste fluide. Une heure à peine d’attente avant d’entrer dans le camp. Les fourgons militaires de la relève arrivent, et une bonne moitié d’entre eux repartent. Quelques camions de la Croix rouge, quelques taxis, les bus qui se succèdent, tout circule sans difficulté. Même la pluie n’a finalement pas duré.
Avec le thé et quelques polaroids, les discussions et témoignages s’engagent facilement.
Fuji nous avait expliqué que la majeure partie des réfugiés qui étaient ici avaient un très bon niveau d’éducation. Cela aiderait selon elle au bon déroulement des choses : leur comportement au regard des situations, leur attitude devant la fatigue, la douleur, leur calme, dans un environnement si inhospitalier, contribueraient fortement à ce que tout se passe bien.
La situation en Turquie ou même au sud de la Grèce serait bien plus délicate, a-t-elle entendu dire : la migration s’y arrêterait en effet pour les plus démunis... avec les complications que cela peut supposer.
Ceux qui sont moins fortunés n’auraient en effet pas les moyens de venir jusqu’ici et resteraient sur place pour la majorité d’entre eux, dans des zones déjà fragilisées en temps normal...
Hasan, avec qui nous avons engagé la conversation, nous explique ainsi que c’est la première fois qu’il a l’impression d’être traité simplement comme un être humain, et que c’est un réel réconfort.
Le comportement de la police en Macédoine aurait été détestable, et l’accueil qui leur aurait été fait en Grèce très contrasté d’un endroit à l’autre : l’impression parfois d’être des sous-hommes, des animaux… des criminels.
Tandis que nous parlons, je m’amuse de voir un jeune garçon réprimander son petit frère lorsqu’il redemande du thé… et je me souviens de mon premier contact avec l’un de ces réfugiés, Gulfani, rencontré en Bavière, et de ma première réaction, qui avait été de lui tendre un billet, à toute fin utile... quel chemin parcouru depuis.
Un des chiens errants passe à proximité de nous, tandis que nous parlons : aussitôt, quelques enfants s’approchent des barrières pour essayer de le toucher en tendant le bras à travers les barreaux.  Diana, toujours pleine d’égard, interrompt de suite sa distribution de thé, rejoint le chien en question, le caresse et parvient bientôt à si bien le dompter qu’il se laisse emmener à portée de main des enfants. A l’écoute des babillages ravis, tout le monde sourit.
Lorsque je remarque qu’un nourrisson n’a pas de chaussette, je tâte son pied pour sentir s’il est froid ou non. Un homme de la file proche de là prend dans sa main l’autre pied et déclare en anglais ‘hummmm… 37,8°C, tout est normal’, propageant la bonne humeur ambiante.
Les choses se passent bien. En douceur. Quand une barrière s’ouvre, on ne se précipite pas. On se retourne au contraire, pour nous dire merci et au revoir. Même les enfants ont appris les rudiments : pouce levé, ‘OK, good bye !’.
Les heures se suivent ainsi.
Un ado montre sa cheville : enflée et doublée de volume, un membre d’UNHCR est prévenu pour qu’il s’occupe de lui. Une femme enceinte est fatiguée : une chaise est apportée dans la file pour qu’elle se soulage. Un bébé a faim : une nouvelle quête pour aller chercher à manger à l’abri pour nourrissons. De l’eau chaude pour un biberon : le thermos confié est aussitôt apporté au même abri,  rempli, à la température adéquate et rapporté… autant de ‘petits riens’ qui font la différence.
Des petits riens importants, dispensés par cette vingtaine de bénévoles qui s’activent sans compter en se relayant au fil des heures.
A la relève, nous rapportons le jerrican aux cuisines. Diana en profite pour préparer une nouvelle marmite de thé (ou plutôt de ‘Tschai’, comme ils le nomment). Avec beaucoup de sucre, précise-t-elle : ‘ils l’aiment très sucré’.
Dans ce coin cuisine, des feuilles de papier et des crayons de couleur. On expose les dessins des enfants. Des ballons sont distribués et sur ces sphères molles bientôt gonflées, on dessine des visages au marqueur. Des guirlandes lumineuses, des marmites qui bouillissent, de la musique. Autant de petites attentions qui apportent chaleur et réconfort.
Quand nous revenons avec le jerrican plein le long de la file d’attente, la pluie a repris et je crois rêver quand je vois un des policiers ajuster le poncho d’un enfant.
Goran (c’est son nom) a même gagné en chaleur (est-ce grâce au verre de thé que Diana lui a apporté un peu avant la relève?). Quand nous le croisons à présent, il nous salue d’un léger geste de la tête.
Et lorsque plus tard nous apportons un coup de main à l’équipe d’après-midi pour prendre un soin particulier d’une vieille dame, nous devinons même l’esquisse d’un sourire de contentement derrière son masque d’impassibilité professionnelle.
Professionnelle’…
Un mot surprenant et qui semble si peu approprié lorsqu’on parle des policiers ici…
Sécurité et corruption
Le camp est situé en marge de Preševo, entre zone industrielle et quartier de la gare. La circulation a été déviée et les bus qui arrivent de la frontière ne sont pas autorisés à pénétrer dans le quartier. Ils déposent donc les passagers à une patte d’oie, et 400 mètres environ restent à parcourir jusqu’au début de la file de barrières.
Le bus point, tenu par les bénévoles est situé juste quelques dizaines de mètres derrière l’arrêt des bus, où un policier gère la circulation. Entre ce bus point et le bout de la file d’attente, un espace de ‘no man’s land’ reste ainsi non surveillé.
Un espace de difficulté croissante qui s’avérera bientôt problématique.
La vocation du bus point est avant tout d’orienter les nouveaux arrivants. Leur expliquer en quoi consiste cette nouvelle étape et répondre à leurs éventuelles questions. La communication se fait essentiellement en anglais : il est en effet rare qu’aucun passager ne le comprenne, il suffit alors de trouver un interprète qui traduise ensuite au groupe.
Et si jamais il n’y a pas moyen de communiquer directement, les instructions essentielles sont affichées et traduites dans les langues utiles: pour traverser le pays, vous avez besoin d’une autorisation qui sera valable 72 heures, pour cela vous devez être enregistrés, vos empreintes digitales vont être prélevées ; des soins, des vêtements et de la nourriture gratuite vous attendent, ainsi que des bus, pour vous emmener à la frontière croate. Le bus coûte 35€ par personne et est gratuit pour les enfants.
Les consignes reçues, tous reprennent sacs et enfants et poursuivent la route, vers le camp.
Quelques dizaines de mètres plus loin, le long du ‘no man’s land’, les taxis se multiplient, promettant à ces réfugiés un aller direct jusqu’en Croatie, sans ces complications administratives, transfert plus rapide, confortable et moins cher. Et l’attente dans le froid en moins…
Selon la taille des groupes qui arrivent, les chauffeurs de taxi s’enhardissent, mêlant parfois intimidations aux arguments de marchandage avec plus ou moins de véhémence, comme des corbeaux autour d’une charogne. Ils exploitent la moindre faille, dont la principale d’entre elles : la peur de laisser les empreintes digitales, la peur de voir un permis de séjour avorté…
Les consignes aux nouveaux arrivants doivent bientôt être complétées par des ‘vous avez besoin des papiers pour passer la frontière, sans quoi vous serez reconduits ici lors de contrôles ; Ne vous fiez pas aux conducteurs de taxis, la prise d’empreintes et faite pour votre propre sécurité, pour pouvoir assurer un lien entre vous et vos papiers d’identité que plus d’une personne ici serait ravie d’utiliser ; la Serbie ne fait pas partie de l’UE, ne vous inquiétez pas, ces fichiers restent en Serbie et n’ont aucune influence sur votre avenir en Allemagne…’.
Le passage de consigne prend évidemment davantage de temps, mais le complément est important : une question de sécurité. Mais pour ce nouvel arrivant, vers qui tourner sa confiance ?
Plus d’un parmi nous ne mettrait pas sa main à couper sur l’exactitude des dernières infos concernant les fichiers d’empreintes…
Si au début, seulement quelques taxis locaux tentaient d’approcher cette manne juteuse (le salaire moyen en Serbie tourne autour de 350€ par mois : c’est le prix du bus pour dix personnes), la rumeur n’a pas tardé à se propager et ils sont à présent toujours plus nombreux à tourner pour tenter de tirer profit de la situation.
Le policier au carrefour, officiellement, est chargé de les conduire vers la déviation et leur refuser l’accès au lieu. Evidemment, il y a toujours un passage, une rue adjacente, un raccourci non surveillé pour accéder au no man’s land, et le policier peut ‘naturellement’ ne pas tout voir...
Selon les équipes de policiers, paix autour des réfugiés ou cohue totale… scènes identiques lorsque les réfugiés quittent le périmètre officiel des ONG et entrent dans la zone de ‘répit’ : des rabatteurs les harcèlent aussitôt, les caressent, leur font la cour avec rudesse, toujours avec plus ou moins d’insistance en fonction des policiers présents.
Les différences d’attitudes sont nettes d’une équipe à l’autre.
Et de la nuit.
Le long de ces 400m, aucun éclairage. Une semi-périphérie propre aux quartiers industriels où l’obscurité fait son œuvre.
Quand un bénévole voit une famille se faire embobiner et vient demander si elle a besoin d’informations, rapidement, les conducteurs de taxi l’invitent à continuer son chemin, lui déclarant que tout va très bien, qu’il n’y a pas de problème, toujours sous des sourires aigres-doux… très aigres.
Le point information est peu à peu pris à partie. Des groupes de chauffeurs de taxis se promènent autour, en répétant des ‘taxi, mafia !’ sous des rires provocants, des vendeurs de cartes SIM essayent de sympathiser, se proposent comme volontaires pour aider.
Des tensions sous-jacentes et croissantes qui conduisent bientôt à ne plus affecter de femme à l’équipe de nuit.
Quand le sujet est abordé à la réunion suivante, l’une d’elles, affectée au Bus Point la nuit précédente, témoigne et éclate en sanglot, désemparée. Quelqu’un propose d’engager la conversation posément avec ces chauffeurs: proposition qui suscite aussitôt une vive réaction des quelques volontaires albanais et serbes locaux.
Selon eux, ce serait peine perdue. Ils seraient couverts dans ce ‘putain de pays corrompu’ : chefs de police et chefs de flotte de taxis seraient de mèche… il faut imaginer que c’est une mine d’or pour tout le monde. La technique est d’ailleurs très simple : on rabat un groupe avec différents arguments, relevés d’empreintes en tête, et en fonction des réactions, on fait monter les enchères. 10€ par personne pour les plus récalcitrants, ou si on sent que cela est possible, on monte à 20, 25, après tout, c’est toujours mieux que les 35€ des bus ; on passe à un endroit où les attend par hasard un policier, le policier fait son contrôle et menace de faire retourner tout ce monde sans papier là d’où il vient, sauf bien sûr si un arrangement peut être trouvé… au meilleur des cas, il ne s’agit que d’argent.
C’est alors la première fois que ce camion retrouvé en bord d’autoroute en Autriche m’apparaît avec autant d’horreur…
Steve nous apprend toutefois, selon des sources des ONG, que de vrais contrôles s’opèrent et que quelques arrestations ont déjà eu lieu. Quelques taxis sont même revenus accompagnés pour redéposer leurs passagers. Mais en proportion dérisoire…
Tous conviennent rapidement que le point info bus devient un point sensible : il est alors décidé de faire davantage tourner l’effectif afin d’éviter de concentrer les crispations sur une personne trop longtemps.
Il n’y a jamais de conflit direct. Ce sont des grignotages, des danses de charognards à l’affût, qui testent sans cesse la fermeté des défenses pour savoir jusqu’où ils peuvent aller.
Un vendeur de carte SIM qui vient se proposer pour devenir bénévole et demande pourquoi il n’aurait pas droit. Après tout, qu’aurions-nous de plus ou de mieux que lui, qui sommes-nous pour lui refuser sa bonne intention, qui sommes-nous après tout ici, chez lui, dans son pays ?
La bonne intention tourne bientôt en menaces déguisées, toujours avec le sourire…
D’autres la jouent autrement, caressent dans le sens du poil, nous appelle leurs amis, au fur et à mesure des jours qui passent. Ils repèrent une personne, sympathisent, lui touchent le bras un jour, lui tapent sur l’épaule le suivant, lui caressent la tête encore un jour suivant...
D’autres encore marchandent. On demande un poncho, pour la famille. Un sac plastique. Un rien. Un rien qui évidemment croît toujours davantage : quand un bénévole cède en donnant un paquet de sacs poubelles pour avoir la paix, bientôt la même demande lui est faite par une nouvelle personne, justifiant la légitimité de sa requête par le fait qu’un autre, avant lui, l’a vue satisfaite, alors pourquoi pas lui…
Sans cesse, ils tournent et ils dansent… et requièrent une attention constante.
Lorsque les bus se suivent à une cadence trop élevée et qu’il devient difficile de gérer le flux, les vols se multiplient. Toujours par grignotage. Un sac de sport. Une lampe. Un étui à appareil photo…
Là encore, leur témérité est fonction des équipes de police, dont le comportement de l’une à l’autre est très varié : l’un refoulera tout ce petit monde, reconduisant tous les taxis non locaux, tandis que l’autre se montrera d’une acuité très limitée, demandant parfois même au chauffeur qu’il ne voit pas passer de détacher l’enseigne du toit et de la mettre sous le siège…
Charité bien ordonnée…
Si charité bien ordonnée commence par soi-même, force est de constater que la plupart des bénévoles ne prennent guère soin d’eux-mêmes. Ils dépensent naturellement leur énergie sans compter… jusqu’à épuisement, tels des étoiles filantes.
Les nuits sont toujours trop courtes, les repas sautés. On oublie même de revêtir un poncho lorsqu’il pleut, tandis que les sollicitations les grignotent, les provocations les fragilisent sans qu’ils ne s’en rendent compte, et parfois, d’un coup sans prévenir, la machine qu’on croyait infaillible implose.
Là aussi, l’expérience de nos 3 vétérans est précieuse.
Steve débute chaque réunion par un préambule qui est une respiration. Un temps de suspension accompagné de quelques mots, toujours posément, qui invite chacun à se souvenir de pourquoi il est ici, et à s’interroger un instant sur le but de son action. Cette manière de recentrer chaque jour sur l’essentiel durant quelques instants, le son de la cloche qui sonne par deux fois, la bougie au centre de la pièce contribuent à voir là un rituel religieux…rituel durant lequel toutefois chacun semble se retrouver, au moins quelques instants.
Fuji, en dehors de ses heures d’affectation à telle ou telle équipe, veille à ce que le QG reste vivable : là aussi, mille petits riens font la différence. On définit une zone de stockage de sacs, une zone de stockage de nourriture, on étiquette les rayons, les placards, les tiroirs. On veille à ce que les lieux de sommeil (il y a toujours quelqu’un qui dort quelque part à n’importe quelle heure de la journée) soient le moins perturbés possible. La mise à disposition de la nouvelle maison est une respiration pour tous. Fuji, aidée de Jim, l’aménage de sorte à exploiter au mieux cet espace en vue du repos.
La touche de Jim, elle aussi précieuse, envahit peu à peu les lieux : l’humour. Des post-it de différentes tailles et couleurs investissent bientôt la porte d’entrée (‘Brrrrrrrrr, ferme vite la porte !’), la salle de bain (‘salut joli petit corps nu, n’oublie pas de bien rincer la baignoire avant de te rhabiller !’), la cuisine (‘Si tu espères que ta mère fasse la vaisselle, n’oublie pas de l’amener !’).
Le soir, comme une récompense du jour qui vient de passer, c’est restaurant, chez Wiki, grand gaillard serbe à la stature de rugbymen courbé en deux comme aux petits soins. Il a vécu en Allemagne durant la dernière guerre et en a ramené une maîtrise de la langue toute relative, mais très appréciée.
La nourriture en Serbie ne vaut rien (une assiette de goulasch coûte par exemple 2€, une assiette rumsteak-frite 3,5€) : pour 10€ par personne, c’est un véritable festin chaque soir, entrée, plat et vin dans des proportions gargantuesques et dont les restes sont ramenés au QG pour l’équipe du soir.
Si au début Wiki, comme tout le monde, se frottait les mains par l’appât du gain, une réelle complicité s’est développée au fil des jours. Quand nous arrivons avec nos mines éprouvées, nous sentons qu’il y a du sincère dans son ‘alors, comment ça va ?’. Les portions sont toujours plus généreuses, pour le même prix.
Jim dit sans qu’on ne sache vraiment s’il plaisante ou non que c’est parce qu’il a sûrement gonflé honteusement ses tarifs au début et qu’à présent sa conscience le travaille jour après jour...
Le hasard a voulu que Giovanna ait son anniversaire juste durant ces quelques jours de présence : schnaps local, quelques bouteilles de rouge, feux d’artifices et gâteau sont généreusement offerts... éléments de gaieté qui couronnent de longues et éprouvantes journées, goûtés avec un appétit démultiplié.
Jim, philosophe sensible derrière son humour de bonhomme, se penche bientôt sur mon épaule et me dit: ‘regarde cette table… n’est-ce pas magnifique ? Pas d’âge, pas de nationalité… étrangers et frères…’
Alors que je me tourne vers lui, tout ce que je vois à cet instant, ce sont deux petits verres ronds dans lesquels scintillent les bougies, tandis qu’un joyeux chant envahit la tablée…
Le temps que le gâteau soit coupé et servi, nous avons perdu deux convives, endormis sur leur chaise. Sur les visages détendus, la fatigue se lit toutefois comme à livre ouvert. Un drôle de mélange que l’on ne voit guère que sur les visages d’enfants. On se raconte les belles scènes de la journée, les moments qui resteront de bons souvenirs pour longtemps, les raisons de toujours espérer.
On se montre quelques photos prises durant les rushs de la journée.
Giovanna fait tourner quelques polaroids. Des enfants pleins de vie, des mères au regard doux, des groupes à la camaraderie franche.
L’une d’elle cependant est terrible.
Un jeune garçon, seul y est assis sur un pare-chocs à l’arrière d’une voiture. Visage dans les mains et téléphone à l’oreille, il est courbé en deux, coudes appuyés sur les cuisses.
Si l’on y prête suffisamment attention, on remarque que le sol, entre ses pieds, est humide, comme criblé.
Giovanna explique qu’au moment où elle prend la photo, elle ne l’avait pas remarqué.
Qu’elle ne le savait pas encore… ce garçon vient alors d’apprendre par téléphone que sa mère n’est plus.
Tempête et évincement
Patrick avait raison.
La tempête qu’il redoutait éclate le jour suivant.
A la relève de poste du matin, les choses restent encore calmes.
La nuit s’est déroulée de manière fluide. Peu de bus.
Goran a été affecté à la gestion de la circulation, vers le bus point : très peu de taxis dans le no man’s land. Seuls les chiens errants semblent avoir pu profiter de la nuit : deux d’entre eux se promènent encore avec un sac plastique dans la gueule, déposés par quelque réfugié à la descente du bus et contenant encore du pain.
A la relève, il fait encore nuit. Si l’anglais ne parvient pas à ouvrir une porte de communication, on accompagne à la lampe de poche les nouveaux arrivants vers les différentes affiches traduites. Dans le cercle de lumière, les visages se pressent les uns contre les autres pour pouvoir lire.
Regardant dans la même direction.
Parfois, on lit à voix haute, mais dans la nuit finissante, la voix n’ose rarement plus que le murmure. Le doigt, pour aider la lecture, accompagne les mots les uns après les autres.
De droite à gauche.
Nulle n’est alors besoin de parler la langue pour constater le moment où la consigne est comprise : l’interrogation sur les fronts s’efface et laisse place pour quelques temps à une résolution.
Celle de poursuivre plus en avant, et de régler cette nouvelle étape.
Chose amusante : un gilet fluo suffit à faire autorité. Lorsque les groupes descendent du bus et s’approchent, il n’est pas rare qu’on nous montre spontanément des papiers, des autorisations, écrites en langues diverses. Certains posent même leurs sacs et semblent attendre que nous leur donnions l’autorisation de passer.
Il nous faut régulièrement préciser que nous sommes des volontaires, venus de différents horizons et que nous ne sommes pas de la police. Nos consignes et mises en garde semblent alors être écoutées à la fois avec davantage d’attention et moins de crainte.
Enfin, ces gilets semblent nous donner également quelque droit d’arbitrage et nous pouvons être pris à témoin lors de quelque conflit, pour l’essentiel entre réfugiés et conducteurs de taxi qui les ont amenés depuis la frontière, à 4 km de là. L’un prétextant avoir payé la somme convenue (30€, parfois 50€, voire même au-delà !!), tandis que l’autre, dans un allemand approximatif, jure devant Dieu ne pas avoir été payé… situations délicates que l’on résout, une fois de plus, plus ou moins aisément en fonction du policier qui sera présent.
Là encore, Goran sera d’un secours précieux : à chaque fois que le cas se présentera, le conducteur de taxi n’insistera pas longtemps.
La vulnérabilité des migrants est celle de tout voyageur… aggravée bien sûr par tous les vautours rassemblés.
Cela est rare, mais il arrive que des femmes voyagent seules, avec des enfants. L’une d’elle, si fatiguée que sa voix semblait de cristal, prête à chaque instant à se rompre… fragile comme une enfant. Tandis que la fatigue appelle généralement quelque réflexe animal d’agressivité d’auto-défense, là, rien d’autre que la vulnérabilité. Un appel non dit. Une détresse.
Détresse également quand l’évocation du prix du bus dépasse ce qu’il reste de finance à une famille et éteint la dernière lueur d’espoir. Nos gilets fluos semblent devenir des ailes d’anges tombés des cieux vers lesquels on se tourne en dernier recours :
‘Qu’allons-nous faire ?’...
Goran ne semble pas imperméable à tout ce qui se joue ici. Entre deux bus, postés au carrefour dans le vent, nous buvons le café ensemble, tentant tant bien que mal de communiquer.
Au dernier jour, et ça je ne l’aurais jamais cru, il nous serrera tour à tour dans ses bras avant de nous quitter.
14h déjà. La relève.
Les bus depuis le milieu de la matinée se sont succédés sans interruption et la file d’attente à présent est d’environ 5 à 6 heures. Le rush redouté.
Pour compliquer le tout, la température ne dépasse pas les 8°C et la pluie a fait son retour.
Jim qui prend le relais au bus point me remet un document officiel rédigé en arabe et trouvé parterre : si jamais je parvenais à retrouver la personne à qui appartiennent ces papiers dans la file…
La file… grosse comme je n’ai jamais vue. Si grosse qu’il a fallu en élargir l’espace, empiétant sur la voie de circulation. Les convois militaires et humanitaires circulent au pas, dans une extrême vigilance. Des ponchos, reçus en nombre la veille, ont été distribués. Bleus : l’analogie avec un fleuve qui grossit n’en devient que plus évidente. Le long de la file, de nouveaux bénévoles. Pas de thé : il n’y ont pas pensé, ou bien ne savaient pas. Chaque jour, un nouveau recommencement.
Je remonte la file d’attente. Les visages sont avalés dans des capuches, inclinés comme à la prière. L’ambiance n’est plus la même. Des enfants pleurent, l’impatience gagne les esprits, d’un côté de la barrière comme de l’autre. Les bonnes volontés s’effacent tandis que la fatigue gagne du terrain…
Dans ce froid et sous cette pluie, je sens moi-même que je suis moins à même de porter secours et regarde plus souvent parterre qu’à hauteur de visage.
Les papiers trouvés ne trouvent pas leur propriétaire. Je les remets à UNHCR, afin qu’ils puissent les remettre au centre d’enregistrement. En repartant vers les cuisines, je ne reconnais plus la place ‘de répit’. Une pellicule de boue épaisse a recouvert le goudron, et des fourgons militaires y stationnent en permanence. A l’écart de la place, un homme, en sentinelle, mitraillette à l’épaule.
Autour des bus, une pagaille sans nom. Alors que je sors mon appareil photo, je suis pris à partie par l’un des rabatteurs qui me demande ce qu’il y a de si intéressant à photographier.
‘… aucun jour ne ressemble au précédent…’
Dans cette ambiance électrique, les journalistes de Reuters ne tardent pas à débarquer. Dans la file d’attente, on commence à pousser, à se bousculer. Les cris des policiers se multiplient.
La cohue est filmée. Quelques prises de son, quelques photos. En une heure, le sujet est fait et alimentera les agences de presse.
La réunion de ce mercredi est une réunion particulière : dès demain, nos 3 vétérans quitteront les lieux. De même qu’un bon nombre des volontaires présents. Simple hasard ou conséquence de la rigueur soudaine de la météo, une grande partie de l’expérience cumulée ces dernières semaine va disparaître en même temps. Une situation dommageable que l’on voyait venir…
Peu de personnes dans la pièce. On patiente encore avant de commencer. Dans ce temps d’attente, on peut sentir quelques tensions entre certains membres, à bout de force. Certains toussent. Usure de l’effectif… Fuji s’enthousiasme du radiateur qui a été installé ce jour dans la salle, ‘c’est super d’avoir un peu de chaleur, n’est-ce pas ! On se croirait presque à la maison !’ : cela parvient à susciter quelques réactions joyeuses.
La porte s’ouvre : Tefta, l’interlocuteur local en relation avec la municipalité, est suivi d’un groupe d’une petite dizaine de personnes, toutes provenant de Preševo. Derrière l’accueil enthousiaste qui leur est fait, je remarque la réserve de Steve et de Jim…
On se sert sur les canapés, s’assoie parterre.
Steve fait tinter la cloche, pour un temps de respiration… perturbé par les nouveaux arrivés. On tripote un sac plastique, grignote des chips… second coup de cloche.
Steve nous invite en ce dernier soir à nous interroger sur quel espoir nous a conduit à venir ici.
Le mien : parvenir un tant soit peu, en témoignant de ce que j’aurai vu, à rendre plus humain l’accueil qui pourrait être fait à ces réfugiés à leur arrivée en France.
Jim coordonne la réunion. On dresse l’ordre du jour et démarre sans plus tarder.
Parmi les nouvelles du jour : l’organisation de convois de vêtements neufs, on perd en effet trop de temps à trier les vêtements de collecte et cette énergie sera plus utile ailleurs, notamment auprès de la file d’attente ; l’ouverture de la ‘German villa’, une maison louée par German Alliance qui permettra d’accueillir au chaud quelques familles avant la queue. Un local industriel serait également en préparation pour pouvoir transférer la queue à l’abri. D’autres tentes devraient arriver. UNHCR propose par ailleurs de réaliser 2 files afin de limiter l’attente pour les personnes les plus fragiles.
Devant la menace du froid, les initiatives se multiplient de toute part… et toujours ce manque de cohérence globale.
Jim transmet une demande – très inattendue – faite par un chef de police sur quelques conseils de management qui pourraient l’aider à gérer plus efficacement son équipe.
Une demande cocasse plutôt symptomatique qui résonne avec un constat que j’ai pu faire au fil des jours : les structures de coordination, communication, décision émanent toutes ou presque de structures internationales.
Nos 3 vétérans, pour la seule équipe des bénévoles, n’en sont-ils après tout pas l’exemple typique ? Les relais passés ces derniers jours ont par ailleurs été remis à un danois, 2 allemands… et les quelques volontaires locaux sont souvent utilisés comme petites mains.
Steve poursuit avec une nouvelle qui rapidement consterne la plupart des personnes présentes : un nouveau trafic s’organiserait au sein même des bus. Le chauffeur demanderait aux gens de lui remettre leur autorisation officielle pour traverser le pays au moment où ceux-ci montent dans le bus, et ‘oublierait’ de les leur rendre une fois les gens descendus. Parfois cela marche, et les papiers sont revendus à des chauffeurs de taxi qui les proposent eux-mêmes aux réfugiés contre rémunération…
La tente des cuisines a été visitée par les services d’hygiène. Interdiction de faire des soupes. Interdiction de distribuer de la nourriture non emballée. Interdiction de distribuer les fruits. Et enfin, une grosse moitié du stock a été saisie, déclarée impropre à la consommation.
Tefta prend enfin la parole et explique que le gouvernement serbe a défini les règles de fonctionnement qui entreront en vigueur dès le 1er novembre (soit à peine 10 jours plus tard) et dont voici la teneur : il déplie une feuille A0 manuscrite, l’accroche au tableau et la lit.
On y retrouve les horaires des équipes (modifications mineures, les créneaux étant décalés de 2h), les effectifs à prévoir par type d’activité… mais aussi et surtout la répartition au sein des équipes entre locaux et internationaux…
Je comprends aussitôt la réserve constatée sur les visages de Steve et Jim à l’entrée de cette ‘relève inespérée’… si le gouvernement serbe avait voulu reprendre la main et évincer les bénévoles internationaux, il ne s’y serait pas pris autrement.
Aucun doute n’est plus permis à la lecture des articles suivants : l’effectif des bénévoles ne pourra pas dépasser 25 personnes, dont 10 internationaux, qui devront se faire connaître 3 jours minimum avant, en s’enregistrant officiellement avec présentations de leurs papiers, et devront s’engager pour une durée minimale d’une semaine.
Autant de mesures dissuasives… la messe est dite.
Tufta demande à Jim le marker : Jim le lui remet, avec le sourire en lui disant qu’ils feront du bon boulot, il n’en doute pas…….
Tufta remplit le tableau d’affectation de l’équipe du matin par toutes les personnes nouvellement présentes, puis remet le marker à Jim en lui laissant le loisir de compléter l’effectif avec les internationaux.
Les sujets sont balayés dans un temps record, la réunion est close.
Les locaux s’en vont, suivi par une partie de l’équipe habituelle.
Une fois la salle vidée aux deux tiers, Lisa, qui avait assuré la fonction de secrétaire, assise parterre, ne peut retenir plus longtemps ses larmes et s’effondre.
Elle aussi a compris ce qui s’était joué ici.
Fuji s’approche d’elle, doucement, et l’enlace, tout aussi doucement. Steve les rejoint bientôt, s’accroupit et pose sa main sur l’épaule de Lisa, trouvant quelques mots justes.
Faut-il voir dans cette réappropriation locale de l’action bénévole un signe encourageant (après tout, en étant locale, cette ressource devrait être davantage stable…) ou au contraire tout à fait inquiétante (dans quelle mesure cette relève est-elle en relation avec tous les trafiquants de toutes sortes qui se multiplient toujours davantage ?) ?…
Pas de restaurant ce soir.
L’équipe de nuit est sans ressource. Le bus point est abandonné.
Quand nous sortons, nous entendons des cris dans des porte-voix. L’ambiance n’est plus électrique, elle est explosive. Sous la pluie, en bout de queue, les gens sont forcés à rester assis parterre. La révolte de certains réfugiés a été matée par la force : un cordon de militaire borde l’arrière de la queue. Si quelqu’un bronche, on frappe de la matraque sur la grille en hurlant dans le porte-voix.
Traités comme des criminels… indignement.
Errant dans ce chaos, nous sommes à présent tout à fait impuissants. Les taxis remplis se suivent les uns les autres… comment ne pas préférer la chaleur immédiate de sièges confortables au traitement infligés par la ‘voie officielle’… les charognards sont à la fête.
Steve est silencieux.
Jim regarde tout cela sans perdre son sourire, même si le cœur n’y est pas. Il observe et apprend et répète dans sa barbe, à intervalles réguliers et à mi-voix, comme un mantra :
‘Très intéressant…’
Matinée d’adieux
Je quitte momentanément le groupe en fin de soirée, à la recherche d’un endroit où envoyer quelques mails. Quand je pénètre dans le cybercafé, son propriétaire aperçoit mon gilet fluo et me propose aussitôt un café, offert par la maison. Pas de refus.
Quand je lui demande combien coûte la connexion, il me demande de me retourner. Quand il parvient à lire l’inscription officielle sur le gilet, il me sourit et me dit que ce sera gratuit pour moi, bien sûr.
Des gilets fluos se sont multipliés en fin de journée… et il faut à présent aussi s’en méfier.
J’apprécie cette forme de loyauté qui devient rare.
Chez Wiki, j’avale rapidement une soupe, en compagnie de Giovanna.
Nous ne parlons guère.
Wiki nous tape sur l’épaule quand nous partons, nous souhaitant toute la chance possible pour l’avenir.
La nuit, dans le nouveau QG est particulièrement silencieuse.
Une nuit teintée de deuils.
Au petit jour, on boucle les sacs, resserre les lanières, clippe les ceintures. Tous auraient souhaité repartir avec un sentiment de devoir accompli. Comment y parvenir dans de telles conditions ?...
Dehors, toujours la pluie.
3°C.
Les volontaires se quittent peu à peu, après de longues étreintes renouvelées... comment retrouver sa vie normale après tout cela ?
De mon côté, ma tenue de cycliste mode hivernal est enfilée, non sans que cette question me tourne sans cesse en tête : ‘rester ?’….
Un sentiment de responsabilité s’adonne à un bras de fer avec une partie de moi, qui, cartésienne, répète que si les conditions pour partir ne sont pas bonnes aujourd’hui, elles ne le seront pas non plus demain, ni un autre jour… et puis mon avion m’attend… déjà enregistré…
Quand toutes mes affaires sont réunies et que la carriole est refermée, je me sens minable.
Giovanna vient me trouver, elle est prête à partir. Nous commençons par nous embrasser… avant de nous étreindre simplement.
‘Prends soin de toi’…
Dans ma tenue de cosmonaute, je remonte la rue à la recherche de Steve, Jim et Fuji. La situation s’est détendue par rapport à la veille : les gens sont debout, toujours sous la pluie en bout de file, emmitouflés dans des ponchos bleus, des couvertures de survie dorée et des parkas militaires.
Je croise Jim : il me dit, toujours sourire sur le visage, défense réflexe à un cœur trop sensible, ‘nous cherchons une personne qui ne respire plus… tu ne l’aurais pas croisée par hasard ?’
Steve est à l’autre bout de la rue, méconnaissable : il hurle, fait de grands gestes, s’en prenant à Saif, notre précieux interprète arabe et ourdou. Je crois comprendre que ce dernier lui a remonté un problème, une goutte d’eau qui a fait déborder ce vase à la contenance que je croyais pourtant infinie…
Spectacle ahurissant et désolant où le sage qui a été fort pour tous perd ses nerfs dans les ultimes moments de présence...
Une des nouvelles bénévoles, accompagnée d’une jeune fille sortie de la file d’attente vient à ma rencontre et me demande où trouver les toilettes.
‘Chaque jour un nouveau recommencement…’
On en est donc à nouveau là…
Je n’aurais pourtant pas cru que la dégringolade puisse être aussi rapide.
Je l’accompagne et remonte une dernière fois la file.
Je fais enfin le tour des rescapés de l’équipe de ces derniers jours: ils ne sont plus nombreux… je me sens déjà étranger.
Entre membres de cette communauté en voie d’extinction imminente, les adieux sont chaleureux : des étreintes, des caresses sur l’épaule. Je suis frappé par la force des liens qui peut nous unir en si peu de temps… nous, vieillards d’un autre temps, déjà dépassés et remplacés.
Quelques jours qui ont l’allure d’une vie.
Quand je redescends la rue, je cherche quelque regard parmi la foule des réfugiés.
Ce matin, les visages sont clos ou détournés… stigmates de la  nuit qui vient de s’écouler.
C’est triste.
Voilà, je suis prêt.
La béquille est relevée, la roue libre délivre son cliquetis familier. Je pousse mon embarcation dans ce décor d’une autre vie…
Je croise Marie, autre française, l’embrasse et lui demande où se trouve Fuji.
Elle est au bus point, avec Jim, ils sont en train de le démonter.
Et à propos, ils ont retrouvé la personne qui ne respirait plus… c’était une femme.
Je remonte à contresens la rue, en marchant à côté de la selle, croise les conducteurs de taxis qui m’observent d’un air narquois…
Tant d’évènements se sont succédés en si peu de temps… je suis groggy.
Ma tenue, mon embarcation me semblent des bouffonneries dans ce décor. Je suis une farce tombée du ciel… qui s’en va, lâchement…
Je ne sais plus où j’en suis.
La dernière image que je garderai de Steve : abrité sous un arbre, un bébé dans ses bras, en train de rassurer ses parents… le visage plus en détresse que les leurs.
Quand je retrouve Jim et Fuji, je dois faire également peine à voir : ils me demandent en effet à plusieurs reprises si je suis bien prêt à prendre la route... avec cette pluie, ce froid…
L’air de rien, ils me parlent de leurs amis auxquels ils vont rendre visite cet après-midi. De la vie qui doit poursuivre son cours. De tout ce qu’on a pu donner.
La politique des petits gestes…
Ils savent trouver les mots justes.
Là encore, je les salue, en leur donnant tour à tour la main, répète plusieurs fois le plaisir que j’ai eu à les rencontrer… en les remerciant… je ne sais plus trop de quoi… au moment ultime, je ne peux m’empêcher de poser mes mains sur chacun de leur bras… et naturellement, nous nous éteignons tous les trois, longuement…
… et nous quittons, nous promettant de garder contact…
… après tout, dans l’Oregon, il y a un joli tour à faire qui dure une semaine : c’est vrai que c’est un peu court, mais je n’aurai qu’à le faire 10 fois…
Ultime proposition en galipette de Jim, le sage farceur...
 
-------------------------------------
Jean-Pierre, de Kilkis,
Grèce
-------------------------------------

>
>

DSC03106.JPG