vendredi 23 octobre 2015

des nouvelles de Jean-Pierre Bossa( rencontré en Slovenie )

Bonjour à tous ,

Souvenez-vous le 17 septembre ,au camping de Postjona en Slovénie ,
nous rencontrions Jean-Pierre Bossa cycliste avec une remorque parti
de Mulhouse pour rejoindre Athenes ...
Nous venons de recevoir de ses  nouvelles , vous trouverez ci-dessous
les échanges de mail.
 Pour ceux que cela intéresse à noter le trés intéressant recit sur l'accueil
des réfugies à Munich auquel il a participé , il a accompagné celui-ci d'un extrait
des misérables ...Jean Valjean

à bientôt

Philippe 

> Message du 21/10/15 19:43
> De : "JP BOSSA" <bossaj25@yahoo.fr>
> A : "Jean Pierre SAILLENS" <jp.saillens@wanadoo.fr>
> Copie à :
> Objet : Re: Divers éléments suite à notre rencontre en Slovénie
>
>
 
 
Salut Jean-Pierre (quel beau prénom décidément, n'est-ce pas ? ;-) ),

>

>
Content d'avoir un petit message de ta part... je suis toujours en route, exactement à une semaine de la fin. A peu près 3500 bornes au compteur : tu vois, j'ai pris mon temps ;-)

>
Je suis à Presevo, à la frontière serbe, à nouveau avec les réfugiés. Toujours aussi passionnant.

>
Le voyage s'est bien déroulé jusqu'ici et il me reste un peu moins de 300 bornes pour rejoindre Thessalonique où mon avion m'attend.
 

>
Croatie, Bosnie, Serbie, Kosovo... autant de traversées passionnantes, sous différents aspects, toujours renouvelés.

>
J'ai rempli 2 carnets de notes et aurai vraiment de quoi faire un joli blog... où vous aurez d'ailleurs votre mémo, comme promis - mais il faudra être un peu patient ! :-)

>
Concernant ce que tu écris, la difficulté de réintégrer ta 'vie normale', je le comprends très bien et redoute déjà cette phase... quand on a voyagé 10 semaines durant, seul et dans de tels pays, comment ne pas être perturbé quand on rentre chez soi bien au chaud dans un 'petit pays' (la France reste pour moi un 'petit pays', guère ouvert sur le monde...).

>
J'ai discuté avec un couple d'américains qui aident ici pour les réfugiés (environ 60 ans tous les deux) qui étaient en Albanie au début des années 2000 pour aider et ils m'ont raconté qu'il ont eu besoin de plus de 6 mois après leur retour à la maison pour retrouver un équilibre.....

>
Je n'ai pas pris le temps de lire votre blog (mais le parcourai avec plaisir quand je serai à la maison) : tout s'est-il bien passé ?

>
Si tu en as la possibilité, n'hésite pas à faire suivre ce message à toute l'équipe, que j'ai eu vraiment plaisir à accompagner durant un petit bout de ma route.

>
Un chouette moment.

>

>
Au plaisir d'avoir de vos nouvelles, et je garde en tête ce rendez-vous à Kingersehim...

>
A bientôt !
 
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Jean-Pierre, Presevo,
Serbie
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 Deuxième envoi


> Message du 20/09/15 09:09
> De : "JP BOSSA" <bossaj25@yahoo.fr>
> A : "jp.saillens@wanadoo.fr" <jp.saillens@wanadoo.fr>
> Copie à :
> Objet : Divers éléments suite à notre rencontre en Slovénie
>
>
 
 
Salut Jean-Pierre,

>

>
Avant toute chose, merci encore pour votre accueil, ce fut un beau moment de mon voyage que de partager ce petit bout de route avec vous tous.

>
Je te fais suivre ci-dessous diverses choses :

>
- tout d'abord mes coordonnées (voir signature): n'hésitez pas quand vous êtes dans le coin, je me suis bien noté le rdv à Kingersheim l'été prochain

>
- puis deux extraits de mon dernier blog (Berlin - Saint Petersbourg), correspondants à la partie technique spécifique au tandem : tu y retrouveras aussi les infos concernant la petite carriole (article '5ème roue'), ainsi que le mode de transport en avion, questions qui m'ont été posées. Les posts apparaissent dans l'ordre inverse de publication.

>

>
Technique partie 2 (plutôt orienté réglages passager): http://petits-carnets-dalsace-go-east.blogspot.si/search/label/Le%20coin%20technique

>
- Et enfin le site correspondant à la liseuse que je t'ai montrée : c'est une Pocketbook (http://www.pocketbook-int.com/fr). L'avantage qu'elle présente par rapport à d'autres marques existantes (Kindle chez Amazon, Kobo chez FNAC...), c'est que tu n'es lié à aucun distributeur pour les fichiers de lecture à acheter.

>
Je te fais suivre également un article que j'ai diffusé dernièrement sur l'expérience que j'ai pu faire à Munich à l'arrivée des migrants le 5 septembre : Philippe s'était montré particulièrement intéressé.

>
Je pense que j'écrirai aussi un article sur notre rencontre. Quand, je ne sais pas encore le dire, mais je vous tiendrai bien sûr au courant.

>
Dans tous les cas, bonne continuation à tous, et, je le répète, merci encore pour votre accueil.

>
A une prochaine !
 
-------------------------------------
BOSSA Jean-Pierre
3 Rue du hêtre
68 520 SCHWEIGHOUSE
03 89 35 33 37
06 17 53 57 87
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 Comment les réfugiés furent accueillis à Münich, ce samedi 5 sept. 2015


---- Mail transféré -----
> De : JP BOSSA <bossaj25@yahoo.fr>
> À : JP BOSSA <bossaj25@yahoo.fr>
> Envoyé le : Mardi 8 septembre 2015 20h39
> Objet : Re: Comment les réfugiés furent accueillis à Münich, ce samedi 5 sept. 2015
>

>
 
 
 
Bonjour,
 
Ci-dessous un témoignage de ce qu'il m'a été donné de voir sur la situation des migrants au Sud de l'Allemagne, avec un zoom particulier sur la journée de samedi à Munich.
 
Je trouve que la barre y a été mise très haut et espère que d'autres agiront de même... même si bien sûr, le plus difficile reste à faire.
 
Bonne lecure et bonne journée.
 
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‘Il y a une grande beauté à avancer dans la vie sans anxiété ni peur. La moitié de nos peurs sont sans fondement et l'autre moitié peu honorables’ Christian Nevell Bovee (écrivain et avocat américain 1820-1904)
 
 
 
 
Menace fantôme sur fond de vacances estivales
 
Au moment où je pars, dernier regard vers les hauteurs : le Thanner et le grand Ballon sont dégagés. Monique, la voisine tend son linge dehors. Je remarque aux sacs jaunes rassemblés devant les murettes que c’est jour de poubelles. Autant de repères qui très vite vont disparaître de mon quotidien.
 
En effet : je pars.
 
 
 
Vers la Grèce, à vélo. A travers les Balkans, ce ventre mou de l’Europe. La guerre s’y est terminée il y a vingt ans, une bonne raison pour aller y ‘prendre la température’ après tout… mais ce n’est pas tout. Depuis des mois, l’actualité est concentrée sur la Grèce. La Grèce, péril de l’Euro. Ou de l’Europe, on ne sait pas très bien. Ce ne sont que 2 lettres qui séparent ces notions, mais la différence des enjeux est grande.
 
Fondamentale.
 
En face de la Grèce, un autre pays, l’Allemagne, qui intimide de par sa suprématie économique actuelle. Un pays trop bon élève sur lequel il est plus confortable de jeter des tomates mures que d’essayer de s’aligner sur les efforts que ce pays déploie depuis plus d’un quart de siècle. Pour réunifier un pays divisé. Pour ouvrir la coopération avec les pays de l’Est, nouvellement intégrés à l’Union Européenne. Et à présent, pour ‘sauver la Grèce de la zone Euro’… ou non.
 
Pour ce qui est des tomates, notre pays, sclérosé dans la peur et un immobilisme crasse, n’est pas en reste. Mais enfin, la Grèce est allée loin.
 
En évoquant des réparations des temps maudits où le IIIème Reich lui infligeait sévices et dommages, justifiant par-là la dette que l’Allemagne aurait encore envers la Grèce. Argument nauséabond qui fait toutefois mouche.
 
Pour ma part, je suis curieux de ce qui sépare ces deux pays qui occupent la première place de l’actualité. Je décide donc de relier l’un à l’autre à vélo : rejoindre Munich, la ville la plus riche d’Allemagne à Thessalonique, carrefour de culture entre deux mondes.
 
 
 
Les premières heures de pédalage passent donc, en partant de ce petit village d’Alsace, sur un mode automatique : le sentiment de liberté est farouche et il faut du temps pour qu’il ne s’exprime.
 
La passerelle sur le Rhin est ainsi rapidement traversée.
 
Il n’y a guère plus de frontière entre ces deux pays voisins : au-delà des coups bas opérés ces dernières années par le pays recroquevillé sur lui-même, les liens de ces deux locomotives de l’Europe restent ceux de frères de sang.
 
Des frères, parents de l’Europe.
 
 
 
Je traverse avec un réel plaisir le Markgräferland, région viticole et arboricole luxuriante. Les pruniers sont chargés à craquer, de même que les mirabelliers, les pommiers, poiriers… Chaque mètre carré y semble exploité pour en tirer un fruit. Culture de céréales, maïs, vergers… mais aussi et par-dessus tout, vignobles.
 
Je ne peux m’empêcher d’être ébloui par tant d’abondance.
 
 
 
Au Wiedener Eck, col de Forêt Noire au-dessus de la vallée de Münstertal, je regarde une dernière fois la ligne bleue des Vosges avant de basculer de l’autre côté. L’heure et demi qu’il m’a fallu pour gravir le col a nourri mon sentiment de liberté… et cette fois-ci ça y est : l’excitation est tout à fait palpable.
 
Le passage de ce col est un nouveau départ.
 
Devant moi, au loin, j’aperçois la forme découpée des Alpes bavaroises. C’est là que je vais.
 
 
 
 
 
Le Baden-Würtemberg et la Bavière sont les deux Länder les plus riches d’Allemagne. Et très probablement des zones les plus riches d’Europe. Je vais à Münich, phare économique de Bavière, mais aussi d’Allemagne… Mais d’ici là, il y a une bonne semaine à rouler. L’occasion pour moi de prendre la température au fur et à mesure que je m’en approche.
 
Chaque soir, c’est nuit au camping. Il y en a à profusion. Douche chaude chaque soir, un luxe de voyageur sur lequel je ne boude pas.
 
Autour de moi, l’Allemagne est en vacances.
 
Familles affalées sur le sofa pour des soirées télé dans les bungalows. Brochettes au barbecue après des journées de soleil. Bruit de roue libre durant les ballades du soir, à vélo.
 
Les enfants piaillent, les ados flirtent et les jeunes hommes se comparent dans des cris de jeux sur les stades de foot improvisés.
 
Des Dark Vador, actualité ciné oblige, se multiplient même entre les tentes, masques et sabres lasers à l’appui.
 
 
 
Au détour de conversations, un mot revient toutefois régulièrement durant les conversations posées de fin de ces soirées d’été : Flüchtlinge.
 
Un mot doux à l’oreille, qui semble cependant crisper autour de lui.
 
 
 
Un mot qui fait la une des journaux chaque jour de cette fin du mois d’août : les migrants.
 
 
 
Flüchtlinge. Ou migrants donc.
 
Un mot récurrent, qu’on évoque seulement le soir, alors que le noir gagne le hall de la tente déployée, à la fin du thé.
 
Un mot, comme une menace fantôme, vague et omniprésente.
 
 
 
On parlerait de centaines de milliers de personnes pressées dans les balkans. Des meutes entières de gens dépourvus. Une meute à la foi sans visage et à mille visages.
 
Une meute menaçante, qui se rapprocherait…
 
 
 
La Forêt Noire est vite derrière moi. Traversée avec grand plaisir : elle offre suffisamment d’espace pour que les vacanciers ne se marchent pas sur les pieds et puissent respirer.
 
Des bains d’air chaud en dévalant les flancs de montagne de sapins, bain parfumé de leur sève.
 
Je m’amuse de voir avec quelle ferveur le tour du Schluchsee est effectué par toutes ces familles d’allemands en vacance. Sous un soleil de plomb, sur une bande de béton.
 
C’est leur truc. Soit.
 
 
 
Certaines vallées sont de vrais petits paradis. De l’ombre, des ruisseaux. L’odeur des regains fraîchement coupés.
 
Un parfum de liberté et d’espace.
 
Une fois les caprices du relief de la Forêt Noire assouvis, l’espace se détend en effet à nouveau et s’offre à la caresse du labour. A nouveau, culture de céréales et vergers se multiplient.
 
Aux abords du Bodensee (Lac de Constance), les coteaux de vergers miroitent de reflets argentés. On dirait des étendues d’eau déposées sur les flancs de collines.
 
Il s’agit de filets, déployés au-dessus de pommiers, poiriers et autres pruniers aux branches surchargées.
 
Au bas des coteaux, les pièges se multiplient sur les pistes cyclables sur lesquelles pommes et poires abimées s’amoncellent, après une jolie dégringolade. De même au creux des trottoirs des villages aux abords du Lac.
 
 
 
Si autour du Schluchsee on respire, ici en revanche, l’air et l’espace sont comptés. Routes, villages, plage et pistes cyclables se concentrent sur une bande de quelques kilomètres tout au plus le long des dizaines de kilomètres du Lac.
 
Les gens s’y serrent donc, bon gré mal gré, parce que tout de même, vacances obligent, il faut bien en être.
 
Mauvaise humeur ambiante : altercations entre cyclistes qui se croisent, entre piétons même. Tout le monde veut manger sa glace en déambulant, ‘léger et en vacance’, dans un bocal surpeuplé.
 
 
 
Ce jour-là, en une de la presse, un récit macabre autour d’un camion retrouvé en Autriche, en bord d’autoroute.
 
 
 
 
 
Samedi 29 août, c’est chassé-croisé sur les routes.
 
Si le Bade-Wurtemberg et la Bavière sont encore en vacances, les autres Länder rentrent à la maison reprendre une activité normale.
 
Je passe Ravensburg, contemple la cathédrale de Weingarten, avant de prendre de la hauteur.
 
Le plateau qui précède Kempten est un véritable petit paradis. Un Jura en miniature.
 
Clarines à vaches, plateau herbeux entre 800 et 1000m, orées de sapin, lacs, fumier dans les champs, clochers d’églises en oignons. Odeurs, sons, température, tout y est.
 
Sans m’en rendre compte, je remonte un vallon à pente douce et parvient à un col à plus de mille mètres : là, l’espace s’ouvre une seconde fois comme un balcon magnifique sur la chaîne des Alpes bavaroises, qui s’est entretemps drôlement rapprochée.
 
Je passe en effet à ce moment-là la frontière de la Bavière.
 
 
 
Il y a des images fidèles.
 
Celles de la Bavière, c’est le Dirndl, dentelles et décolletés généreux, le Lederhose, ces shorts de cuir un peu ridicules. Ce sont des collines d’un vert épanoui, des lacs, des forêts de conifères. Et des églises.
 
Et bien sûr le Neuschwangstein, sur fond de montagnes dans la pleine force de la jeunesse.
 
Ce lundi 31 août, il ne reste plus guère que quelques cars de chinois et quelques retraités pour gravir un des lieux les plus fréquentés de la région. On respire à nouveau.
 
A Wieskirche, autre endroit surpeuplé en temps de vacances qui reprend à présent souffle, je rencontre Horst.
 
Il est tailleur de pierres, la quarantaine bien tassée. Toujours amoureux de son métier.
 
Curieux de voir mon embarcation, il engage la conversation, en m’expliquant en retour ce qu’il fait au juste là. Comment il rénove, renforce, éprouve. De la matière de pierre, nous glissons vite sur des considérations plus générales de la vie. Rénover, renforcer.
 
Eprouver.
 
 
 
Le sujet des migrants est forcément abordé.
 
Pour l’instant, le sujet reste vague. On parle toujours de centaines de milliers de personnes qui continuent d’approcher. On parle aussi de centres d’accueil incendiés dans l’Est du pays et de la mobilisation de partis extrémistes. Lui-même aurait eu vent de parcs de Fribourg où il ne ferait plus bon se promener : ces parcs où se rassembleraient bon nombre de jeunes des balkans accueillis par une politique libérale de la ville, se constitueraient en gangs et raqueraient les promeneurs.
 
Pour ce qu’il en sait, Horst ne peut toutefois vraiment dire ce qu’il en est. De réfugiés, il n’a rencontré qu’une famille, à Rottenbuch, un tout petit village non loin de là où il est intervenu pour l’entretien d’une toute petite église.
 
Je devrais aller voir.
 
 
 
Les adieux sont chaleureux et ce n’est pas sans émotion de part et d’autre que nous nous séparons.
 
 
 
Rottenbuch possède un ancien monastère.
 
L’endroit est paisible. Des arbres centenaires trônent au milieu de pelouses soignées, le long desquelles d’anciens pavés invitent à la promenade.
 
En bord du monastère, un cimetière.
 
Une femme et ses deux filles y sont affairées à gratter la pierre, avec ferveur et douceur.
 
Ce sont les premières personnes de cette meute menaçante de migrants qu’il m’est donné de rencontrer.
 
 
 
Mardi 1er septembre.
 
C’est un jour de bascule. Un orage est annoncé, avec chute des températures : il ne me faut pas traîner, avec un peu de chance, je n’aurai qu’un jour de pluie avant d’arriver à Munich.
 
Les villages se succèdent les uns aux autres, tandis que le vent se lève.
 
Il me pousse. Une chance. Un record absolu de moyenne horaire.
 
Entre deux villages, perdus au milieu de nulle part, deux silhouettes marchent côte à côte.
 
Poussé par le vent, je les croise, les vois, j’ai juste le temps de voir un signe de main avec un ‘Hallo’, je les laisse derrière moi.
 
Quelques centaines de mètres sont nécessaires à un dialogue intérieur où sont pesés et sous-pesés orage, rencontre, curiosité, migrant, danger… je me décide tout de même à m’arrêter, me retourner, et remonter la route, à contre-courant.
 
 
 
Les deux jeunes hommes viennent du Pakistan. Ils s’appellent Gulfani et Usman. Ils sont réfugiés précisément à Rottenbuch, Rottenbuch, qui est à présent à une bonne dizaine de kilomètres. Ils y retournent, à pied, après s’être promenés à travers le pays, pour manger et boire une bière.
 
Ils m’invitent d’ailleurs à aller en boire une avec eux, pour prendre le temps de discuter.
 
Je suis seul, ils sont deux. J’hésite à les suivre.
 
A nouveau se pèsent et se sous-pèsent dans ma tête danger, rencontre, orage… je décline, prétextant la météo menaçante. Gulfani semble navré, mais sort son portable de sa poche et tient à me donner son numéro, au cas où. Je lui laisse le mien… au cas où également.
 
Je repars.
 
Après quelques centaines de mètres, la tête pèse et sous-pèse toujours.
 
Je refais demi-tour alors que le vent gagne en intensité.
 
Gulfani me regarde revenir à nouveau, sourit et me demande si j’ai oublié quelque chose. Je lui dis oui, et lui tend un billet, si cela pouvait lui être utile. La main sur le cœur, il me remercie, me dit qu’il me respecte infiniment, et repousse délicatement ma main de la sienne, en me répondant que ce n’est pas d’argent dont il a besoin, mais de travail.
 
Nous nous regardons une dernière fois, nous saluons profondément, puis je me retourne, retrouve ma place dans le vent et file avant que l’orage ne finisse par éclater.
 
 
 
Un tournoi de foot  et des portes ouvertes
 
Si depuis le jour du départ, la météo s’était montrée plutôt friponne en s’amusant à barioler mes cuisses d’un hâle exagérément contrasté avec les parties de ma peau restées couvertes (c’est d’un ridicule absolu), cette fois-ci, elle s’est amusée sans transition à jouer d’une autre manière avec ma peau : en inversant les chiffres de la température de la veille (31°C), c’est d’une chair de poule qu’elle m’habille en effet en ce matin de mercredi 2 septembre.
 
La route vers Munich s’effectue le cou rentré dans les épaules.
 
Le pique-nique du midi, avalé dans le parc du Château de Possenhof (berceau d’une certaine Sissi), est avalé dans une ambiance hors saison. Les parasols sont repliés, les chaises de terrasse appuyées sur les tables, les volets des Stubbe sont refermés. Parcs déserts (tout juste une sexagénaire passe-t-elle en combinaison fluo dans sa démarche mécanique de marcheuse nordique), et clapotement des eaux du Starnberger See sur la rive, dans un silence absolu et gris. Au loin, un bateau de touristes passe, en crachouillant à travers ses haut-parleurs un monologue sans conviction aucune. Sur le pont, une poignée de vacanciers tentent encore de jouer le jeu, emmitouflés dans leur manteau et immobiles.
 
Bientôt les vagues claquent et éclaboussent sur le rivage, les haut-parleurs s’essoufflent, et les vagues, quelques instants après, se calment à leur retour, retrouvant leur clapotement indolent.
 
 
 
J’arrive aux abords de Munich trempé jusqu’aux os. Le Warmshower chez qui je devais passer la nuit me fait faux bond : je pousse plus au Nord, non loin d’une ville au nom connu par ailleurs.
 
Dachau.
 
J’y trouve un camping, au bord d’une sablière au bassin reconverti entre aéroport et autoroute. Un endroit charmant où je patiente une bonne demi-heure en dégoulinant devant la porte du bureau d’accueil, dans le temps, pourtant, des horaires de réception… Il me faut longuement négocier pour avoir un vieux journal à enfiler dans mes chaussures pour les sécher plus rapidement.
 
En en froissant les feuilles pour les enfiler dans mes palmes, je tombe sur un article qui attire mon attention : il s’agit d’un n_ième article sur les migrants, mais une photo inhabituelle le souligne. L’article raconte en effet comment un tournoi de foot s’est déroulé avec ces derniers, à Puchheim.
 
Un coup d’œil sur la carte m’indique que je n’en suis pas très loin.
 
Je m’y rends le lendemain, le temps de laisser l’obscurité de la nuit s’écouler, dans un dixième de sommeil…
 
 
 
Il me faut du temps pour trouver.
 
D’abord, il y a un Puchheim-gare et un Puchheim lieu-dit. Si la distance qui les sépare n’est pas importante, à vélo, cela fait vite du temps, surtout en empruntant un dédale de Radwege… mais passons.
 
Ne trouvant pas la mairie, je demande mon chemin, enfreignant un des principes du voyageur inspiré d’un proverbe chinois (‘ne demande jamais ton chemin, tu risquerais de ne jamais te perdre !‘). Cela ne m’empêche tout de même pas de me perdre.
 
Ce n’est pas grave : je demande à chaque fois où trouver la mairie, savoir où avait eu lieu le match, où sont logés les migrants, etc….
 
Chose amusante : presque tout le monde a eu vent de ce tournoi, qui eut lieu au stade – c’est à Puchheim gare – et en sortirait même un brin de fierté, mais personne n’a la moindre idée de où peuvent bien être ces migrants. Ils sont invisibles.
 
Quant à la mairie, on ne sait pas trop si elle est à Puchheim gare ou non. D’ailleurs y a-t-il une mairie commune ou non ? Pas clair… je devrais tout de même aller à Puchheim lieu-dit pour voir. Quant à comment y aller au vélo, ce n’est pas si simple…
 
Christa et Gerda, deux retraitées, ne savant pas trop par où m’envoyer.
 
Elles ne sont pas d’accord, et en creusant un peu, je me rends compte qu’elles ne sont pas d’accord sur grand-chose.
 
L’une, une peu bourgeoise, prône la mansuétude et la tolérance, l’autre, pragmatique, pense à toutes ces bouches à nourrir… et à la menace de tous ces migrants, prosélytisme à l’appui.
 
En arrivant, j’ai remarqué à l’entrée du village que les champs de patates avaient été récoltés en partie, récolte interrompue par l’orage, et qu’une certaine quantité de pommes de terre restaient encore sur le sol après le passage des machines. Quand je le leur fais remarquer, Gerda reconnaît qu’il y a là du gâchis, mais qu’il est interdit de les ramasser pour autant. Christa quant à elle crache par terre et avoue s’en ficher. Elle les ramasse, même si elle trouve qu’elles ont mauvais goût depuis quelques années. Depuis qu’ils mettent ce produit en fin d’été pour faire mûrir plus vite les pieds.
 
Toutes deux cependant se souviennent d’un temps d’après-guerre où les patates, dans quel état qu’elles fussent, avaient au final forcément bon goût. Elles se souviennent alors des temps difficiles et évoquent bientôt les efforts qu’il a aussi fallu consentir après la réunification.
 
Le parallèle s’arrête toutefois là, car une différence notable sépare la situation actuelle avec cette dernière selon elles: les ossies parlaient allemand, et cela changerait tout…
 
 
 
Je note tout cela sur mon petit calepin, trouvant tout cela très intéressant et reprends la route en remerciant ce drôle de couple.
 
 
 
A la mairie (effectivement à Puchheim lieudit), mon accent ouvre certaines faveurs administratives. On me donne l’adresse de la responsable des actions sociales en charge des migrants, non loin de là: je m’y rends.
 
Mme Schroetter est toutefois en rendez-vous actuellement et n’est pas à son bureau.
 
Du coup, c’est Andrea qui me reçoit, jeune blonde pleine de vie et de générosité et qui rougit facilement. Quand je lui explique mon projet, je sens qu’il n’en faudrait pas beaucoup pour qu’elle me suive.
 
Klaus nous rejoint bientôt. Elle lui explique pourquoi je suis là, mais surtout, lui explique d’où et comment je suis arrivé là. L’enthousiasme de sa collègue semble le gagner aussitôt : il s’installe à son tour.
 
Une heure m’est ainsi consacrée, durant laquelle l’organisation et le mode de répartition de la prise en charge des migrants au sein de l’Allemagne m’est décrite. Les coups de fil sont renvoyés, la porte est fermée, ambiance exclusive et studieuse.
 
Passionnée.
 
 
 
Quant Mme Schroetter arrive, la jeune et vibrante Andrea lui fait part à nouveau de mon projet, d’où et comment je suis venu.
 
Mme Schroetter a des airs d’ancienne maîtresse d’école, qui ne distribue ses compliments que de manière très parcimonieuse. La soixantaine, quelque peu desséchée, elle me regarde avec distance, hésitant quelques secondes, des secondes à l’envergure d’éternité, avant de m’accorder ‘un instant’.
 
Une distance professionnelle qui à mon avis devait également avoir pour simple but de doucher un peu l’excitation de la jeune et vibrante Andrea… mais passons à nouveau.
 
Une fois dans son bureau, je passe comme un entretien : pourquoi je m’intéresse à cela, qu’est-ce que je m’attends à voir et qu’est-ce que cela va apporter, etc… au bout de quelques minutes, la porte de cette âme s’est ouverte, et quelque part, certains mots ont dû trouver le sésame. Elle semble se réincarner aussitôt.
 
Gudrun (c’est son petit prénom charmant), sort alors un épais classeur et m’explique à son tour comment les migrants sont accompagnés après leur réception dans un centre d’accueil.
 
La fiche de Uwe, d’ailleurs est là : c’est lui qui a proposé l’organisation du tournoi de foot, Gudrun m’en fait une copie, où figurent ses coordonnées ; Elle est sure que Uwe se ferait un plaisir de me recevoir.
 
Chaussures de vélo au pied claquant sur le carreau, je quitte tout ce petit monde administratif dans une ambiance de récréation et retourne une nouvelle fois… à Puchheim gare, à la rencontre de Uwe.
 
 
 
Uwe est un homme ordinaire. C’est ce qu’il me dit avant toute chose. Un homme, rien de plus.
 
Ni rien de moins.
 
Il est préparateur physique et se rend tous les jours au stade, ou au gymnase.
 
Le gymnase de Puchheim a été mobilisé. Pour recevoir les migrants. Des lits superposés y ont été installés.
 
De fait, il côtoie ces personnes au quotidien.
 
Si au début, chacun se regardait en chien de faïence, des liens se sont noués à travers les regards. Au fil des jours, des mots de politesse sont échangés, puis des sourires.  Ainsi se tissent les relations.
 
Alors qu’il arrivait sur place un matin, il entendit des rires. Des jeunes avaient improvisé une partie de ballon sur le stade. Son fils, spontanément, les y a rejoints, et tout s’est enchaîné.
 
Uwe reste très humble, répétant que tout cela était tout à fait normal.
 
Il me raconte que hier, à la gare de Munich, des choses incroyables se seraient passées. On raconte que des milliers de migrants seraient arrivés et que la population les aurait spontanément recueillis avec nourriture, vêtement et sourires. Des images de policiers circuleraient également sur Internet, avec des visages ouverts, des attentions portées sur ces nouveaux arrivants.
 
Il se passe vraiment des choses formidables là-bas… je devrais aller voir.
 
 
 
Nous nous quittons dans la soirée, lui me demandant de lui promettre de rester prudent. Je le lui promets en lui tapant sur l’épaule tout en rigolant de sa préoccupation à mon égard.
 
Très rapidement, le tutoiement s’est imposé.
 
 
 
Des consignes européennes incohérentes et une solidarité spontanée
 
Selon la Convention de Dublin, signée il y a un quart de siècle, les états membres de l’Union Européenne auraient des obligations envers les demandeurs d’asile. Un processus clair devrait être déployé pour faire face à ces demandes d’intégration à cette Union de ‘droit, sécurité et liberté’, et voir si elles sont bel et bien recevables.
 
Depuis quelques semaines, il semblerait que la Hongrie ait été dépassée par les évènements et n’ait guère pu que subir.
 
En réponse à ces sollicitations, des barbelés auraient été déployés, des murs bâtis aux frontières sud et les migrants, réunis en gare de Budapest simplement retenus dans les locaux de la gare en attendant des consignes claires.
 
Près de deux milles personnes auraient ainsi été retenues, une, deux, trois semaines, dans des conditions précaires, dans l’attente des décisions des états membres.
 
Pologne, pays baltes et Tchéquie, récemment intégrés à l’Union au prix d’efforts économiques considérables, se déclarent contre des mesures d’accueil généralisées. Ainsi que la Grande-Bretagne, comme à son habitude.
 
Les regards se tournent bientôt vers l’Allemagne, où les Länder eux-mêmes ont bien du mal à se mettre d’accord.
 
Les consignes se suivent et se contredisent. Des premiers wagons de migrants partent en effet de Budapest pour être stoppés en Autriche. Certains sont renvoyés à Budapest. Les frontières hongroises, comme en 89, battent de l’aile.
 
Confusion totale.
 
Au fil des jours, les consignes gagnent toutefois en cohérence : bientôt, la Hongrie se contentera de ‘faire suivre’ les migrants plus loin, un processus qui ne tarderait pas à attirer les critiques de l’Allemagne et  de la France.
 
 
 
Mardi 1er septembre, les premiers convois de trains en provenance de Budapest arrivent à Münich.
 
On parle de ‘centaines de migrants’. Des chiffres officiels transmis quelques jours plus tard mentionnent 2400 personnes, et 3 300 pour la Bavière entière (des arrêts à Rosenheim et d’autres lieux intermédiaires avec Salzburg).
 
Les réseaux sociaux, nouveau média contemporain, ont une fois de plus su se montrer réactifs.
 
Quand les premiers convois de trains arrivent sur les quais de Münich, ils sont déjà nombreux à s’y presser pour accueillir ces migrants.
 
Des dalles du quai ont été colorées à la craie, en couleur, souhaitant bienvenue aux nouveaux arrivants. Des posters portant le même message ont été affichés çà et là, des bouteilles d’eau, des caisses de fruit les attendent.
 
Le premier train arrive. Des silhouettes descendent, et remontent le quai, craintives.
 
La foule est là.
 
 
 
Premier regards, premiers contacts, de visage à visage.
 
Quelqu’un a applaudi, spontanément, bientôt suivi d’autres, pour saluer l’arrivée de ces marathoniens d’un nouveau genre.
 
Un élan de solidarité qui bientôt gagne tout le hall de la gare. Les agents de sécurité de la gare, les policiers, sont bientôt gagnés eux-mêmes par l’émotion.
 
Une famille, spontanément, distribue des peluches aux enfants, tandis que d’autres offrent de l’eau, des bananes, des chaussures.
 
Les trains se succèdent, les migrants affluent, les applaudissements ne tarissent pas.
 
Sur les visages fatigués, des sourires… du soulagement.
 
 
 
Samedi 5 septembre, gare de Münich – 2ème acte
 
Derrière l’élan de générosité des munichois de ce mardi, des structures d’accueil débordées qui ont dû faire face, sans idée précise du nombre de personnes à accueillir. Les informations entre Budapest et Vienne ont en effet bien du mal à transiter, ainsi qu’entre Vienne et Berlin.
 
On se contente donc de ‘réagir’.
 
De faire face.
 
D’improviser.
 
 
 
Quelques jours de trêve ont ainsi suivi, de sorte à s’organiser un peu. Disposer de chiffres plus consolidés. Déployer des processus d’accueil plus fluides et plus importants.
 
 
 
Lorsque j’arrive à la gare de Munich, ce samedi, la foule est déjà là, qui se presse autour de la place réquisitionnée. On parle de 8000 arrivants attendus. Fourgons de police, ambulance stationnés en file sur les trottoirs, toilettes publiques, tentes de camp, files de bus pour acheminer les gens vers les centres d’accueil, tout, cette-fois-ci, semble être en place.
 
Des gilets fluorescents, des képis déambulent de ci de là, en attendant.
 
 
 
Quand les premières silhouettes apparaissent dans la pénombre du hall de la gare, de l’autre côté de la place, un silence se fait parmi la foule. Les silhouettes sont bientôt approchées par les gilets fluo, descendent les marches d’accès du hall, et sont accompagnées vers les tentes militaires. Alors que les premiers ‘migrants’ approchent de la foule de curieux, il apparaît à celle-ci que ces migrants ont un visage, où se lit tout un parcours... toute une épreuve. Une lassitude et une vulnérabilité qui bientôt ne laisse pas indifférent.
 
Les premières réactions parmi la foule ne tardent plus : certains font déjà coucou, toujours en silence. Quelques personnes, de l’autre côté des barrières, répondent timidement, avec un sourire las. Je me rends compte que ceux qui font coucou ont l’appareil photo rivé sur les nouveaux arrivants.
 
Des gestes de sympathie intéressés.
 
Pourtant bientôt, une personne a dû se secouer la tête et s’est décidé à réagir pour de bon en applaudissant. Quelques secondes à peine plus tard, d’autres l’ont rejoint, et les applaudissements ont fini par se multiplier, s’enhardir avant de gagner une majorité des curieux, en se mêlant de ‘welcome in Germany !’ empreints de ferveur.
 
Sur les visages fatigués, des sourires plus intenses. Certains font à présent de francs ‘coucous !’ de la main, ou font un cœur avec leurs mains rejointes, tandis que d’autres se pressent la main sur le cœur en hochant de la tête avec gratitude.
 
 
 
La gare, pour autant, continue de fonctionner. D’autres trains, d’autres destinations, d’autres destins continuent de suivre leur route. Une partie seulement de la gare a en effet été mobilisée pour recevoir ces trains spéciaux : les quais des lignes locales, dans un recoin.
 
Une autre foule s’y presse.
 
Il s’agit de ceux qui ont apporté spontanément de quoi accueillir ces migrants, avec peluches, eau, bretzels…
 
Mais il y a également d’autres personnes : des personnes elles aussi réfugiées qui vivent déjà ici, et qui attendent un proche, une amie, un frère.
 
On y assiste à des scènes de retrouvailles saisissantes auxquelles même les agents de sécurité de la gare ne peuvent rester de marbre. Les malabars baraqués ont pour bon nombre d’entre eux les yeux rougis et ont tout le mal du monde à s’essuyer les yeux en toute discrétion.
 
Ce sont des moments uniques, que j’abandonne de décrire ici.
 
 
 
De partout, la générosité.
 
Trop de générosité même: les officiels doivent refuser à présent tout apport de la part des habitants. Il est devenu matériellement impossible de stocker ou de trier tout cela. Lorsque des camions de la Croix-rouge arrivent, des chaînes spontanées se forment pour les décharger des cartons de nourriture et de vêtements.
 
Des listes de volontaires pour aider se remplissent, des cahiers improvisés en registres d’inscription sont passés de main en main, où l’on y consigne nom et coordonnées. Près de 1400 personnes y auraient été inscrites dans la seule journée de samedi. Là encore, l’afflux doit être canalisé : non, il n’y a plus besoin d’aide pour aujourd’hui, revenez demain.
 
Le maire de la ville, reconnaissable aux caméras qui tournent autour en satellites, présent plusieurs heures, promet aux caméras que chaque réfugié, aussi longtemps qu’il restera sur le territoire de la ville, sera traité comme un être humain avec les égards qui lui sont dus.
 
De fait, quand bientôt l’information selon laquelle des lits les attendent bien au chaud leur parvient, certains migrants ont du mal à cacher leur incrédulité.
 
 
 
Garée dans un coin du quai d’accueil, ma carriole me rend reconnaissable. Un jeune passe et distribue des tracts pour réunir du monde à une ‘soirée d’accueil pour migrants’. Soirée qui me laisse perplexe quant aux collisions des genres… il passe à nouveau et me tend à nouveau son tract. Je lui montre le premier. Quand il passe la troisième fois, il m’en tend un troisième tout en me tapant sur l’épaule avec un clin d’œil.
 
Oli (comme il se présente) fait partie de je ne sais quel parti impliqué dans ces évènements. Il me présente bientôt Henning, en charge de la médiation publique, qui coordonne les afflux de candidatures des volontaires. Quand je finis par me proposer, il me dit de revenir dans quelques jours, quand tout ce sera tassé un peu. Et quand je lui explique que je suis de passage, il finit par me glisser une adresse d’un centre d’accueil et de transfert, à quelques kilomètres plus au nord.
 
Je trouverai facilement, c’est un ancien local de ‘Die Bahn’ (équivalent de la SNCF), reconverti pour la circonstance.
 
 
 
Hall d’accueil et de transfert – arrivée sur place
 
Le nom de Henning m’ouvre les accès. Je passe ainsi dans ma tenue de cycliste et ma carriole les banderoles de sécurité, les grilles, les files d’ambulances et je retrouve bientôt, dans une arrière-cour industrielle, un groupe de vestes orange fluo.
 
Rassemblement pour les consignes aux nouveaux volontaires avant d’entrer en action.
 
Un homme d’une cinquantaine d’année, cadre posé et solide, raconte qu’il était présent mardi et qu’il est resté une quinzaine d’heures à pied levé pour aider. Il raconte comment l’émotion l’a submergé le surlendemain et tout ce que cela a provoqué en lui. Il met en garde toutes ces bonnes volontés sur ce à quoi elles s’exposent : les personnes qui arrivent ont vécu elles-mêmes des traumatismes, ont pu être malmenées depuis des semaines, voire des mois sinon des années et ne s’attendent pas forcément à être traitées avec autant d’égards et de considération. Attention donc aux réactions inappropriées. Ne les sollicitez pas, ne les accablez pas de questions. Restez disponibles, mais discrets.
 
Dernière chose : prenez soin de vous.
 
Mangez, reposez-vous. Faites-vous relayer. Surveillez-vous les uns les autres, veillez bien à ce que tout le monde prenne le temps de manger. Les repas sur place sont aussi bien pour les migrants que pour vous.
 
Encore une fois, prenez soin de vous.
 
Ce sera tout.
 
 
 
Les gilets orange fluos sont distribués. Un scotch à faible adhérence est collé sur la poitrine, avec prénom et langues parlées. On cherche des gens qui savent parler anglais, mais aussi et surtout arabe, et si possible, le Dari, le pachtou, l’ourdou… autant de langues dont j’ignore même le nom.
 
Et c’est parti.
 
 
 
Dans le local, des gens s’affairent, dans l’attente de l’arrivée des migrants.
 
C’est un chaos sans nom.
 
Les sacs de vêtement sont empilés, ainsi que des cartons de chaussures, des produits d’hygiène. Des gilets s’affairent déjà à trier le tout, disposant des piles sur des tables en nombre insuffisant.
 
Les piles ont été posées sur les tables dans la disposition dans laquelle ces dernières se trouvaient, sans réflexion préalable tant et si bien que bientôt, il devient impossible de circuler entre.
 
Je demande quel est le parcours de passage des personnes : on me regarde avec des yeux de merlan frit.
 
Pas de vision d’ensemble, pas de coordination. Les ‘responsables’ sont livides : sur-actifs dans une inefficacité totale, on sent qu’ils n’ont guère dormi depuis mardi.
 
Je m’approche d’une pile de chaussures, jetée en vrac. Une femme est affairée à constituer des paires. Elle s’appelle Jacqueline. Drôle de prénom pour une allemande, mais c’était une mode dans l’Allemagne de l’Est, m’apprend-elle. Soit.
 
Nous décidons de retirer les tables, trouver des cartons vides pour faire un tri. Troc avec le groupe affairé avec les produits d’hygiène : nous réussissons à trouver 3 grands cartons. Nous aurons donc un groupe ‘chaussures enfants’, un autre ’taille 30 à 40’, puis un groupe ‘plus grand que 40’.  Jacqueline me demande si le système de taille est le même là-bas… je lui demande ‘où là-bas ?’.
 
Nous nous rendons compte que nous ne connaissons même pas la provenance de ces ‘migrants’…
 
 
 
Les migrants… qui sont-ils ?
 
Derrière le terme migrant se cachent des destins et des origines très diverses.
 
On différencie rapidement deux types de migrants :
 
  • Les migrants de guerre (Afghanistan, Syrie) ou de dictature (Erythrée) qui représentent la majeure partie du flux
  • Les migrants dits ‘économiques’, correspondant à des gens venus en Allemagne pour avoir de meilleures conditions de vie. Parmi ceux-ci, une grande partie venue des balkans (Albanie, Kosovo, Serbie), mais aussi de manière plus surprenante, des italiens.
     
 
Si les premiers ont une grande chance d’être accueillis, les seconds, en revanche, seront reconduits chez eux. Ceci créée évidemment une tension au sein même des migrants : ainsi au centre de Trèves, un match de foot entre Syriens et personnes venues des Balkans a-t-il tourné en pugilat.
 
Les autorités ont appris de tout cela : dès leur arrivée, les migrants sont dès lors recensés dans les tentes militaires et répartis selon leur origine afin d’éviter les cohabitations explosives (par exemple, réunir dans une même structure pakistanais et minorité qui y sont stigmatisées (ahmadiyyas))...
 
Ceux qui seront reconduits chez eux sont envoyés à Ingolstadt, les autres, répartis dans les centres d’accueil et de transfert avant d’être envoyés vers d’autres Länder, d’autres communes, d’autres cellules d’accueil, selon le mode de répartition qu’Andrea et Klaus m’ont présenté.
 
Il y aurait ainsi une soixantaine de nationalités différentes : éthiopiens, algériens, erythréens, irakiens, libanais, macédoniens, nigérians, turcs, somaliens, etc… et bien sûr, qui représentent la plus importante partie, syriens.
 
Enfin, au-delà des origines, de très différents destins se cachent derrière ces nationalités : certains sont en exil depuis 3 ans, tandis que d’autres, sont partis en avion il y a quelques jours.
 
Ainsi, si les conditions d’accueil peuvent paraître pour certains, après un long exil, semblables à un paradis sur terre, elles paraissent au contraire lugubres pour d’autres plus privilégiés… certains auront laissé toutes leurs économies pour parvenir jusque-là, tandis que d’autres auront juste payé un ticket d’avion dans des dépenses ‘quotidiennes’.
 
 
 
Hall d’accueil et de transfert – arrivée des migrants
 
Les chaussures sont triées par pairs, réunies dans des cartons. Nous avons finalement accroché sur le fond d’une cagette de carton un tableau d’équivalence des pointures et demandé à quelqu’un maîtrisant les langues adéquates d’y inscrire les indications utiles traduites.
 
Une ambiance bonne enfant a gagné le hall : une fourmilière qui roucoule. L’intérieur du hangar industriel, lugubre, a à présent des airs de cour de récréation.
 
Dehors, les gamelles gigantesques diffusent le parfum de goulasch, tandis que des groupes en grillent une gentiment.
 
Les grandes lignes sont en place : au fond du hall, des tables sont disposées, alignées comme dans une cantine. Des bouteilles d’eau les y attendent. Les migrants doivent y être conduits dès leur arrivée, puis les femmes iront avec leur enfant dans le coin de gauche, où les vêtements, chaussures et produits d’hygiène les attendent, puis les hommes.
 
Tous devront passer ensuite devant les médecins pour être contrôlés. Ceux qui sont porteurs de maladie seront transférés dans les hôpitaux, les autres, dans les centres d’accueil.
 
Le coin cuisine est prêt, les rangées de toilettes attendent à l’extérieur.
 
Les posters de bienvenue et d’orientation, colorés et traduits, sont accrochés sur les grilles.
 
Nous sommes prêts… autant que faire se peut.
 
 
 
Le temps passe et plusieurs fausses alertes. Les trains n’ont plus d’horaires. De Budapest, des recensements sont effectués le long du parcours pour séparer migrants de guerre et migrants  ‘économiques’. Cela prend le temps que cela prend.
 
On attend donc.
 
 
 
Enfin, l’information arrive : ils sont à la gare, ils seront là dans trente minutes.
 
 
 
Trente minutes interminables. Un des responsables, face livide, répète ses dernières consignes : surtout souriez, restés détendus, il faut de la légèreté !
 
 
 
De  loin, nous entendons enfin une rumeur.
 
‘Les voilà’…
 
 
 
Par le portail du hangar, nous les voyons apparaître au bout de la cour : une colonie de vacances en marche. Les visages sont exténués, mais semblent relâchés. La peur, le ‘qui-vive’, semblent s’être en grande partie estompés.
 
Alors que les premiers hommes de cette longue procession approchent à quelques dizaines de mètres, les applaudissements resurgissent bientôt.
 
Et à nouveau, je le vois sur les visages qui m’entourent, la nécessité de serrer les mâchoires.
 
J’applaudis comme tous. Je sers les mâchoires comme tous.
 
Devant moi, les voilà en effet: les ‘migrants’.
 
 
 
Des jeunes, des vieux, des pères, des mères, des filles… des humains. Des visages, des regards.
 
Je remarque très vite qu’à certains manquent un bras, une jambe.
 
Les applaudissements sont partout. Ils occupent l’espace et se répercutent dans tous le hall, tandis que la procession continue, comme un défilé, dans des sourires, des saluts de la main. Les nounours sont distribués, les enfants rayonnent et sont déjà ravis de trouver un nouveau compagnon. Les mères sourient du bonheur de leur enfant. Les traits des visages des pères se détendent du sourire de leur femme.
 
La procession continue, encore et encore, interminable, sous les applaudissements qui ne faiblissent pas, tandis que les tables se remplissent.
 
 
 
Lorsque que tout le monde à peu près est entré, une clameur, d’abord timide, enfle rapidement et éclate soudain, sortie des gorges de ces ‘migrants’. Inattendue, puissante, débordante… implacable et spontanée :
 
‘Hamalim, hamalim, hamlim, hamalim !!!’
 
Le nombre est impressionnant, la clameur envahit aussitôt tout l’espace et gronde, recouvrant complètement les applaudissements : nous nous sentons aussitôt minuscules, insignifiants… nous ressentons dans cette clameur le nombre.
 
Des centaines… des milliers ?
 
Un moment, nous qui applaudissions nous sentons dépassés… que signifie tout cela ? Les gilets fluos se regardent les uns les autres, se sentant désarmés... perdant le contrôle.
 
Un des interprètes ne tarde pas à nous traduire, tout sourire : ‘ne vous inquiétez pas ! Ce qu’ils crient ce sont des remerciements !
 
‘Hamalim, Paix sur vous !’
 
 
 
Moment de grâce divine, surréaliste, incroyable, ou chacun des deux camps, tablettes et portables à la main se filment mutuellement, pour éterniser ce moment inoubliable…
 
 
 
 
 
Hall d’accueil et de transfert – une longue soirée
 
On se rend utile comme on peut. On fait le tour des tables en offrant des bouteilles d’eau, on apporte des bretzels. Une gamine, bretzel à peine entamé dans sa toute petite main, est déjà endormie.
 
Les premiers besoins sont simples : de l’eau (plate cette fois-ci, les allemands l’ont intégré depuis mardi), des toilettes… et de l’électricité pour recharger le portable et rassurer les proches qui seraient loin.
 
Bientôt, l’ambiance du hall s’opacifie : le premier repos est une cigarette.
 
Un gamin me tire la manche et me montre ses chaussures. Il me suit, sans me lâcher avant que je ne le laisse aux soins de Jacqueline. Les liens avec les enfants se tissent très rapidement : ils sont plein d’amours et les femmes ici en ont autant à recevoir qu’à donner.
 
Aux côtés de Jacqueline qui babille déjà avec le petit, je m’amuse à voir une jeune femme voilée aux tables d’à côté sentir tour à tour les différents gels douche disposés devant elle. Dans ce lieu industriel et lugubre, dans ce geste, je me croirais soudain jour de marché, sous les platanes et le soleil…
 
Les enfants courent en tous sens, poussant des cris de jeux. Certains emmènent les autres dans le coin des peluches qu’ils ont déjà repéré, passant outre les balises, les tables et le sens de la file.
 
Les femmes avec des bébés sont déjà dans le local de contrôle médical. Bientôt les jeunes hommes arrivent dans le coin des produits d’hygiène et la fumée de cigarette est rapidement remplacée par une abondante soupe de déodorants…
 
Les premières failles du système apparaissent peu à peu : trop peu de chaussures grande taille, trop peu de pantalons pour enfants, pas de chaussettes ou de sous-vêtements…
 
Sur les tables, une fois le repas pris, on s’endort, ou l’on joue. Des puzzles ont été trouvés je ne sais comment.
 
 
 
Le moment est venu de gérer le flux des gens : les familles sont conduites dans une aile du bâtiment, les hommes célibataires dans une autre aile, les gens malades, enfin, envoyés vers les ambulances qui les attendent.
 
Les bus se succèdent, cadençant le tout par vagues de cent personnes.
 
Me voilà promu ‘gardien de l’entrée du temple des célibataires’ : posté le dos contre une grande porte de fer, je suis chargé de veiller à ce cadencement des célibataires endurcis. Avec moi, Yasmine, chargée de compter, carnet et stylo à la main pour griffonner les lignes de bâtonnets, et de traduire au besoin.
 
Devant moi, les visages de tous ces ‘migrants’, alignés en file d’attente.
 
Des visages d’une multitude infinie. De typologie (asiatiques, mongols, orientaux, indiens, japonais, européens), et d’expression (mutilés, condamnés, hagards mais aussi doux, patients, confiants… et amicaux).
 
Tous ces visages patientent, docilement, tandis que les femmes mettent les tables en ordre. Des gestes d’un quotidien retrouvé.
 
 
 
J’apprends rapidement que le français est la seconde langue officielle de Syrie. En déchiffrant le prénom sur le bout de scotch à moitié décollé sur ma poitrine, ces visages inconnus s’adressent en effet à moi, dans des bribes de français, allant du baragouinement lointain même si très appliqué au langage parfait d’une femme, professeur de français. Oumaya, dont le seul but à présent est de permettre à sa fille de réaliser de belles études. Celle-ci, voilée, seize ans environ, comprenant également le français, me regarde en silence avec une infinie douceur.
 
Des bribes d’histoires me sont spontanément contées. Des exils de plusieurs années. Des fuites de Jordanie. Des incursions de soldats en pleine nuit. Des maisons abandonnées…
 
Le cadencement s’opère, les adieux se suivent en interrompant les récits commencés. Je remarque que les ‘Hallo, Danke’ sont rapidement appris, en complément des Salam alikoum. Et toujours la main sur le cœur pour remercier.
 
Des noms de ville me sont demandés. Je griffonne sur mon carnet une carte schématique d’Allemagne, y indiquant telle ou telle ville. Là se trouvent des membres de famille, des amis.
 
Des espoirs.
 
On me demande  s’il sera possible de regagner la France, l’Angleterre, la Suède. Je n’en sais rien. On me demande où ils vont, ce qu’ils feront dans les jours à venir.
 
Je n’en sais rien.
 
Bientôt, le temps entre deux ouvertures de porte s’éternise. J’apprends qu’il n’y aura plus de bus pour ce soir, tous sont partis et il faut attendre qu’ils reviennent.
 
Un bon tiers de l’effectif est toujours présent dans le hall.
 
Je dois tout de même tenir la porte, on va aviser.
 
La soirée s’étire en longueur, la fatigue s’installe. La patience se craquelle, les visages s’éteignent. Des gens s’assoient dans la file et dorment assis, d’autres se sont installés sur des bancs, des tables… pare-terre.
 
Le hall derrière la porte de fer est aménagé comme le premier, tables et bancs, comme salle d’attente, dans l’attente des bus qui ne devraient plus tarder à revenir... quand précisément, on ne sait pas... mais bientôt.
 
Autour de moi, les visages se font insistants, interrogateurs… voilà trois nuits que certains n’ont pas dormi. Je comprends qu’ils sont exténués et le leur fais comprendre. Tout se passe bien cependant.
 
Nous essayons d’engager la conversation.
 
Une question que je ne comprends pas revient plusieurs fois au cour de la soirée : mimée en appliquant tour à tour les extrémités des doigts, dépliées dans l’intérieur de la paume… il me faut du temps avant de comprendre : où faudra-t-il relever les empreintes digitales ?
 
Je n’en ai pas non plus la moindre idée.
 
Derrière moi, le médecin entrouvre la porte et me dit enfin que tout est prêt. Tous peuvent à présent passer.
 
J’en profite alors pour aller manger un morceau : je m’aperçois qu’il est déjà une heure du matin.
 
 
 
Une fois le goulasch avalé, je me sens épuisé. Je déambule au milieu des locaux, et tombe sur Ricarda, une belle femme.
 
Elle s’assure que les gens qui viennent ici (nous sommes dans le local des familles) ont bien le bracelet vert qui atteste qu’aucune infection n’a été détectée.
 
Entre deux passages, elle me conte son histoire : son ancienne vie chez BMW, à gérer des projets. Le stress, l’absurdité, son burn-out. Qui mettra tout de même deux ans à se résorber. Sa seconde vie, assistante en bloc opératoire. Sa manière d’encaisser la charge et l’importance de trouver du sens dans ce qu’elle fait. L’importance de se retrouver, de prendre soin de soi. L’importance qu’a le sport pour elle.
 
Nous nous comprenons rapidement.
 
Il est déjà deux heures : elle s’était fixé minuit… mais comment partir.
 
Derrière nous, le hall des familles, où les gens se sont endormis sur les bancs, tables et sol. Ricarda distribue des couvertures. Elles aussi en nombre insuffisant.
 
Bientôt, toutefois, les derniers bus, qui ont fini par revenir, s’en vont.
 
Le bâtiment est vide à trois heures du matin.
 
 
 
Le grésillement de néons blafards agace les nerfs fatigués.
 
Debriefing rapide entre policiers, médecins et responsables du hall : environ 2500 personnes auront traversé le hall ce soir. Bravo les gars… le plus gros est passé, même s’il reste quelques convois demain matin… enfin tout à l’heure.
 
On demande à Ricarda si elle peut revenir vers 6h. Elle sourit, désarmée, et accepte.
 
Je me rends compte à cet instant que je suis là depuis onze heures… et que je n’ai nulle part où dormir.
 
Je retrouve Jacqueline, en attendant que le jour revienne, pour reprendre la route.
 
Pour ne pas tomber de fatigue, nous poursuivons le tri de vêtements. Un gilet orange nous rejoint, dans le hall presque désert et nous demande de l’aide pour la vaisselle.
 
J’y retrouve Tina, venue à Munich pour un séminaire sur les stratégies de gestion des compagnies aériennes. D’originaire grecque, elle habite vers Genève. Avant de rentrer chez elle, elle est venue spontanément pour aider, et la voilà, cadre expérimentée qui doit peser plusieurs dizaines de milliers d’euros mensuels, à gratter le fond des marmites dans son élégante tenue, malgré ‘son grand âge’, comme elle le dit en plaisantant.
 
Dans le hall, des vêtements usagers, des chaussures qui ont voyagé amoncelées, des couvertures. Une ‘mue’ laissée sur place avant de s’engager dans l’étape suivante, chacun portant avec soi le strict nécessaire. En accompagnant les dernières personnes aux bus, j’ai pu peser le bagage d’une grand-mère en portant ses deux sacs qu’elle tenait en plus de celui qu’elle avait sur le dos. Au bout des 300 mètres qui séparaient le hall du bus, je n’avais déjà plus de sang dans les doigts.
 
Au moment où je lui remets ses sacs, elle me remercie intensément.
 
Elle sort un sac de chips trop volumineux juste avant de monter dans le bus et le laisse à terre.
 
Le dernier bus s’en va, et voilà… c’est fini.
 
 
 
Lorsque je retrouve Jacqueline, infatigable au-dessus de ses piles de bodys et de pyjamas pour bébés, il est passé cinq heures.
 
Je l’aide en m’attelant à un paquet de T-shirts à plier. Des T-shirts superman, Hello Kity, des maillots de foot du Bayern de Münich. Des Dirndl pour jeune fille aussi. Jacqueline, la quarantaine et sans enfant, me montre parfois des mitaines tricotées qu’elle trouve décidément trop craquantes…
 
Le temps passe, comme figé, dans un silence total.
 
Autour de nous, des roumains activent leurs serpillères sur le sol de béton. Ils sont aussi épuisés.
 
Quand ils en ont terminé, une femme nous rejoint et nous demande si elle peut prendre un T-shirts ou un pantalon.
 
Que lui dire ?
 
 
Nous sommes tous épuisés, la nuit a été longue… après tout, nous pouvons bien ne rien avoir vu.
 
 
 
Quand vers six heures et demi, des visages frais et d’attaque arrivent, c’est une grande joie. Aux premiers mots échangés, nous réalisons le gouffre qui nous sépare à présent de ceux ‘qui ne l’ont pas vécu’. Nous sommes considérés comme des ‘héros’, nous qui avons passé toute la nuit ici, quelle ferveur ! Je suis tellement épuisé que je ne tente même pas de détromper ces impressions.
 
Mon allemand à cette heure-ci n’est plus que bouillie.
 
 
 
Ce furent quinze heures.
 
Ce n’est rien, et pourtant tant…
 
 
 
Retour au quotidien
 
Dehors, le jour est revenu.
 
Je quitte Jacqueline, lui demande de saluer Rikida de ma part.
 
Je retrouve mon embarcation, qui tremble sous la pluie.
 
Je remonte les avenues de Munich.
 
Je grelotte.
 
Ce matin, il ne fait pas 7 degrés : arrivé à la gare, je vois de nouveaux gilets fluos, une nouvelle équipe d’attaque qui prépare eau et bananes. L’eau pétillante a disparu des stocks. Chaque jour ses leçons.
 
Dans le hall, de nombreux jeunes des balkans qui ont échappé au processus d’accueil terminent leur nuit.
 
Je trouve un journal et le parcours sur une table aux abords d’un café. Une femme à l’accent d’Europe de l’Est à couper au couteau me demande ce que je veux commander. Alors que je lui réponds ‘rien’, désirant juste parcourir le journal dans ce local très peu fréquenté à cette heure-ci, elle me demande d’aller lire mon journal ailleurs et de ne pas occuper un espace réservé aux clients.
 
Un retour à la réalité… un retour à la normalité.
 
 
 
Ballotté dans le train régional qui rejoint Rosenheim et où mon embarcation finit de s’égoutter, je revis la nuit, le regard perdu dans le paysage qui défile.
 
Au-dessus des forêts des collines, sous la pluie, des petits nuages en suspension glissent et se délitent.
 
Je repense à la mise en garde de ce ‘solide cadre’ à notre arrivée au hall ‘tout cela ne vous laissera pas indifférent’.
 
Je le crois.
 
A Rosenheim, où je descends aux alentours de midi d’un jour du Seigneur, la fête de la récolte (Erntedankfest) bat son plein. Fête foraine et chapiteaux où coule la bière, acheminée par flots de bocks aux tablées gigantesques. Dirndl et Lederhosen sont de rigueur : je me crois parachuté dans un autre monde.
 
Et pourtant, bien sûr, non : life goes on, tout simplement.
 
Et c’est là la grande menace.
 
Dans deux semaines, la fête de la bière acheminera vers Münich des wagons de fêtards assoiffés venus de toute l’Europe… comment se fera alors la cohabitation ?
 
 
Je me le demande en avalant une Bratwurst dans une ambiance que je ne supporte bientôt plus et quitte les lieux en reprenant la route.
 
 
 
Distance
 
J’imagine que certains parmi vous auront bien envie de prendre une certaine distance par rapport à tout ceci. Et je les comprends.
 
Le risque est évident de tomber dans un certain angélisme…
 
C’est vrai, dans cette jolie symphonie, certaines notes dépareillent.
 
Nous avons parlé des maisons d’accueil incendiées dans les Länders de l’Est.
 
Des groupuscules extrémistes étaient bien sûr aussi présents à la gare, reconduits de main ferme par les policiers, sous les applaudissements de la foule. De même quelques fêtards se rendant aux fêtes d’automne en tenues traditionnelles ont-ils été invités gentiment par la police à faire montre de retenue.
 
Au sein même de la foule, des voix se soulèvent aussi, des voix de haine. Rares sont ceux qui ont le courage de maintenir cette haine lorsque la réaction de ceux qui les entourent se fait connaître.
 
Une dispute particulièrement virulente (qui restera cependant verbale) a eu lieu à côté de moi, entre un ‘vieux et respectable allemand’, regard bleu et froid de l’acier et cheveux blancs gominés, et une jeune irakienne, typée et toute de passion, qui lui répond avec un accent net qu’il ne peut pas comprendre, parce qu’il n’a pas connu la guerre… je n’en suis toutefois pas si sûr.
 
Ne serait-ce qu’enfant…
 
Sur les quais, certains jeunes sont parfois escortés, accompagnés de quatre policiers, comme un cinq de pique (je vous laisse deviner qui est le pique central).
 
De même, durant la soirée, une poursuite couverte du retentissement strident du sifflet a eu lieu entre les policiers et un jeune.
 
Mais enfin… une poursuite pour 2500 personnes.
 
Le responsable de la sécurité faisait sa ronde, durant toute la soirée, repérant toute barre de fer, tout morceau de bois qui pourrait servir d’arme et l’évacuant aussitôt.
 
Un jeune, en passant la porte derrière mon dos, a laissé s’échapper de son manteau un pack de petites bouteilles d’eau à terre… en regardant son regard penaud et immature, comment ne pas sourire plutôt que condamner ?
 
Les migrants représentent un danger, bien sûr.
 
Mais à mon sens, pas en eux-mêmes, du moins, pas davantage que dans une population ‘standard’.
 
Si l’on compte 800 000 personnes, bien sûr, il y aura des individus dangereux.
 
Tout dépendra alors de comment toutes ces personnes seront accompagnées dans les semaines, dans les mois à venir.
 
Il se trouve par hasard que j’ai comme compagnon de voyage un type très bien, qui mérite d’être connu. Il n’est pas très bavard, puisqu’il est mort, mais ce qu’il dit est important.
 
Il ne me le dit bien sûr pas à l’oreille, mais à l’œil et bientôt à l’âme: je retrouve sa pensée chaque soir après des heures de pédalage, en lisant ce qu’il a couché sur papier.
 
Ce type, si vous n’en avez jamais entendu parler, s’appelle Victor Hugo.
 
L’écrit que je dévore chaque soir : les misérables.
 
Je ne peux m’empêcher de faire un parallèle entre ces migrants et ce ‘Jean Valjean’.
 
De la manière dont nous traiterons ces ‘parias menaçants’ dépendra à mon sens en grande partie la suite des évènements : condamnerons-nous au premier pain volé ou serons-nous prêts à offrir nos chandeliers d’argent ?
 
De nos comportements dépendront les chances de succès de la cohabitation de cette ‘masse menaçante’. Qui peut dire ce qui se passera dans les mois à venir ? Des millions de migrants, paraîtrait-il… un chiffre effarant, certes, mais l’Europe entière ne compte-t-elle après tout pas un demi milliard d’habitants ?
 
Selon comment nous réagirons, ce million de migrants pourra devenir tantôt million de galériens qui n’auront que rancœur et haine au cœur… ou un million de Mr Madeleine, qui auront à cœur de faire part de toute la gratitude qui est la leur face au bon accueil qui leur aura été réservé.
 
C’est en effet une affaire de tous.
 
 
 
Pour finir, un mot sur Munich.
 
En attendant la journée de samedi, le hasard a voulu que je visite le camp de Dachau. Quel contraste dans les expériences à deux jours d’intervalle !
 
Les trains et les destins qui attendent leurs passagers sont dans un cas et dans l’autre comme qui dirait le jour et la nuit.
 
On dira bien sûr que Munich est une ville riche et qu’elle peut se permettre d’être généreuse. Soit. Répondons simplement qu’on peut également se montrer généreux sans être forcément extrêmement riche.
 
Mais au-delà de la question de la richesse, je pense qu’il y a là comme une catharsis pour les Munichois. Quand les américains ont libéré le camp de Dachau, en février 45, il y a soixante-dix ans, les habitants disaient ne pas savoir ce qu’il s’y passait. Les généraux américains ont donc décidé que la population locale devait savoir et ont fait en sorte qu’ils soient forcés à se rendre dans le camp, où les wagons de cadavres, non déchargés et emplis de neige, restaient tels quels…
 
Cet héritage du passé est prégnant dans les consciences.
 
La période noire de l’Histoire de l’Allemagne avait justement commencé ici, à Münich.
 
Dans les évènements actuels, beaucoup de personnes ont naturellement conscience qu’il y a à présent comme une possibilité de contrebalancer si peu que ce soit l’Histoire.
 
L’Allemagne n’est que trop consciente de son héritage et il n’y a guère que des Tsypras pour pouvoir avancer le contraire… ignorance, nécessité politique ou indélicatesse, laissons-lui là le bénéfice du doute.
 
Au musée de la résistance (organisation de la rose blanche), une citation résonne, reprise dans le journal de dimanche matin. Une phrase de Sophie Scholl : ‘Si tout le monde attend que l’autre ne commence à agir… alors personne ne fera rien’.
 
Voilà une phrase à laquelle chacun peut dès lors se confronter.
 
Pour ma part, j’ai un faible pour une autre citation, un proverbe africain inscrit sur un pan de mur de Berlin à l’East Side Galery et reprise par le maire de la ville à l’occasion du vingt cinquième anniversaire de la chute du mur :
 
"Viele kleine Leute, an vielen kleinen Orten, die viele kleine Dinge tun, können das Gesicht dieser Welt verändern."
 
‘Beaucoup de petites gens, en de petits endroits, qui font beaucoup de petites choses, peuvent changer le visage de ce monde’.
 
Là aussi, il appartient à chacun d’agir (ou non) selon ses moyens.
 
Tout est donc possible.
 
 
 
A présent, je vais poursuivre la route.
 
Le temps passant, je reconnais effectivement ce que disait ce cadre solide : l’émotion me gagne par vagues, sans prévenir, au détour d’un souvenir.
 
Après coup.
 
Contrecoup.
 
 
 
Je vais avoir besoin de me retrouver.
 
Cela tombe bien : la suite du voyage consiste en la traversée du Tyrol. Cela devrait me permettre de prendre de la hauteur… et trouver un second souffle avant d’arriver en Slovénie, et de rejoindre ces fameux Balkans.
 
Je me demande déjà comment les évènements y évolueront, là où les syriens devront traverser les pays des refoulés…
 
Je le verrai bien.
 
 
 
Si ce récit pouvait avoir une influence quelconque sur les craintes, les a priori, et influencer positivement (si peu que ce soit) la manière avec laquelle tous ces migrants pourront être accueillis, alors le voyage n’aura déjà pas été inutile.
 
Merci enfin d’avoir lu ce récit, que vous êtes libres de relayer aux personnes susceptibles d’être intéressées.
 
Je serai ravi de recevoir vos éventuelles réactions, sans promettre pour autant de pouvoir y répondre dans l’immédiat.
 
Si le cœur vous en disait, je vous laisse enfin avec mon pote Victor, en vous laissant un chapitre intitulé ‘le soir d’un jour de marche’.
 
Bonne lecture.
 

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BOSSA Jean-Pierre
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De : JP BOSSA <bossaj25@yahoo.fr>
À : JP BOSSA <bossaj25@yahoo.fr>
Envoyé le : Dimanche 6 septembre 2015 20h30
Objet : Comment les réfugiés furent accueillis à Münich, ce samedi 5 sept. 2015

 
 
Bonjour à tous,
 
 
J'avais décidé de ne pas me contraindre à rédiger un blog durant ce voyage, mais mon séjour à Münich ces derniers jours fut trop riche pour que je ne garde tout cela pour moi, en particulier dans le contexte actuel, où je reçois un certain nombre de messages inquiets de toute part, concernant en particulier la situation des migrants... et le parcours à contre-courant dans lequel je me suis engagé.
 
Je développerai le sujet dans les jours à venir, mais avant toute chose, je vous soumets une vidéo réalisée hier, dans les locaux de la gare de Münich, afin que vous puissiez avoir un aperçu de l'ambiance qu'il y régnait, en ce jour particulier où des vagues de trains se sont succédées depuis la Hongrie pour recueillir les réfugiés reflués.
 
Je sais que vous risquerez de me dire une fois de plus 'Lui et son Allemagne alors...'.
 
Il faut avouer que certains moments dans la vie d'un homme comptent, et c'est vrai, il se trouve que bon nombre d'entre eux ont déjà eu lieu dans ce pays : je sais d'ores et déjà que ces derniers jours compteront également.
 
Après ce long préambule, je vous laisse prendre connaissance de cette vidéo, disponible sous le lien suivant.
 
 
Le récit détaillé vous parviendra dans la semaine.
 
A bientôt.
 
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BOSSA Jean-Pierre,
de sa tente jetée quelque part,
non loin de la frontière germano-autrichienne
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